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Le roman en Espagne au temps de «La Regenta»: tendances et statistiques

Jean-François Botrel






«La Regenta» en situation

La genèse et la réception (en son temps) de La Regenta ne peuvent être expliquées ni comprises sans se référer à une situation, soit à un contexte (en particulier) de débat sur le roman naturaliste, la fameuse «cuestión palpitante», mais aussi, tout simplement à des courants de production et de consommation de romans qu'on pourrait qualifier d'ordinaires et que la critique contemporaine logiquement plus soucieuse d'actualité et de nouveauté que d'examen scientifique a eu tendance à oublier et, par là même, à occulter à l'histoire littéraire.

Il s'agit donc par la constitution et l'étude de statistiques de restituer, de la façon la plus objective et exhaustive possible, le corpus de romans et le mouvement de la production romanesque dans lequel La Regenta prend place, en plein milieu de ce qu'on a qualifié de «décennie naturaliste» (1880-1890) et qui est en fait tout autant celle d'une frénésie de production et de consommation de romans où le poids des modèles anciens et étrangers équilibre largement celui de l'innovation ou de la modernité.

Relativiser la démarche créatrice de Clarín et l'accueil qui est fait à La Regenta à partir d'une analyse extérieure, quasi expérimentale, d'une espèce (le roman) et de ses variétés, au sein d'un genre littéraire (le genre narratif) et dans un mouvement esthétique et social, peut fournir des clefs pour l'analyse du roman de l'intérieur.




L'essor de la production romanesque

L'examen de quelque 13000 références bibliographiques pour la période 1878-1891 a permis d'isoler 1745 produits (1463 pour la période de 1880-1890) susceptibles d'être classés dans le genre narratif (romans, contes, narrations, etc.), soit 13,43 % de l'ensemble de la production bibliographique durant cette période1.

Une première observation s'impose: plus de la moitié (51,50 %) des oeuvres narratives publiées entre 1880 et 1890 sont des traductions, essentiellement d'oeuvres françaises, la production strictement espagnole n'atteignant que 709 titres.

L'examen de l'évolution de la production fait apparaître, par ailleurs, une spectaculaire augmentation du nombre d'oeuvres narratives qui double pratiquement entre 1878-1880 et 1887-1889, en passant de 90 titres (soit 10 % de la production bibliographique) à 170 (18,36 % de la production bibliographique) en 1887 qui est le sommet (voir graphique nº 1).

Cette augmentation se fait d'abord grâce à l'apport de traductions dans les années 1882-1884: elles représentent 59 % de la production narrative en 1884 contre 35 % en 1880, la production nationale stagnant. C'est en 1885-1886 que se produit le décollage de la production «nationale» puisque d'une production annuelle moyenne de 52 titres en 1880-1884, on passe à une moyenne de 88 en 1885-1886 (+ 48 %), 1885, année de la parution du second tome de La Regenta, étant le climax avec 65 % de la production pouvant être qualifiée de nationale. A partir de 1887, il se produit une régression, en termes relatifs et absolus, de cette production (de 85 à 57 en 1890; soit de 48 % à 37 %) tandis que, logiquement, les traductions, avec une moyenne de 100 titres, retrouvent une place prééminente (59 % en 1888; 63 % en 1889; 62 % en 1890) (voir graphique nº 2).

De ces premières observations découle, semble-t-il, la nécessité de s'interroger sur les conséquences de l'importance des produits importés, sur le poids des modèles français en particulier, comme références présentes en permanence, explicitement ou implicitement (y compris dans La Regenta), mais également sur les raisons de la poussée «nationale» observée en 1885-1886, soit entre la parution de La Regenta et celle de Fortunata y Jacinta. L'étude du roman en Espagne à cette époque commencera donc, paradoxalement, par celle des romans traduits.




Le poids du roman français

Si l'Espagne n'est plus, comme le craignait Mesonero Romanos, à proprement parler une «nation traduite», on est également loin du «Sedan des lettres françaises» annoncé par Alarcón2. Jugeons-en plutôt: sur les 754 traductions parues entre 1880 et 1890, 665 soit 88,31 % sont des traductions de romans d'auteurs français3.

L'analyse détaillée des auteurs et des titres fait apparaître ceci entre 1880 et 1890, 1 titre sur 5 est de Ch. Paul de Kock, déjà abondamment édité auparavant4, et si on ajoute aux 156 titres du «romancier des portières» les 93 titres de Xavier de Montépin, il apparaît que plus d'un tiers des traductions, et 1 titre sur 6 tous romans confondus appartiennent à des «feuilletonistes» antérieurs et postérieurs à Sedan (Ch. P. de Kock est mort en 1871 et X. de Montépin (1823-1902) est en pleine production).

Dans le «reste» on observe, d'une part une évidente continuité avec des rééditions de Hugo, Dickens, Lamartine, Gautier, W. Scott, G. Sans, mais aussi Pigault-Lebrun (4 éditions en 1882), Ducray Duminil (2 éditions en 1882) et même Régnault-Varin dont le célèbre Cementerio de la Magdalena est réédité en 1879, à côté des inévitables J. Verne, Mayne Reid, Marryat. On remarque néanmoins qu'à partir de 1881, A. Dumas et F. Soulié disparaissent quasiment des nouveautés éditoriales, Paul Féval et E. Souvestre n'étant plus édités qu'accidentellement5. Il semble, en effet, que d'autres auteurs de «petits» ou autres romans s'imposent progressivement en marge des classiques: Adolphe Belot, «le Dupuytren de la littérature» selon l'Abbé Bethléem, dont 7 titres sont traduits de juillet 1882 à juin 1884 et les représentants du «roman populaire» que sont E. Gaboriau, O. Feuillet, G. Ohnet, E. Richebourg (grand producteur «à la coule», émule de Montépin dont on dénombre 15 éditions entre 1883 et 1890), A. Matthey (19 éditions entre 1884 et 1890) et, à partir de 1887, A. Delpit et P. Sales, et de 1889, A. Theuriet (8 titres en 1889-90 et surtout J. Mary qu'on semble découvrir en Espagne en 1889-1890 puisqu'on publie treize de ses oeuvres, sans doute à la suite du succès de Roger la Honte (1887-1889). D'autres auteurs dont les oeuvres, ainsi que le rappelle Ana Barrio6, sont souvent d'abord traduites en feuilleton dans la presse, apparaissent plus irrégulièrement: ce sont A. Houssaye, A. P. d'Ennery (l'auteur des Deux Orphelines), L. Ulbach, A. Bouvier, P. Zaccone, F. Boisgobey, P. Mahalin, J. Claretie, L. Enault, H. Harrisse, H. Malo, F. Peyrobrune, E. Gréville, H. Rivière, E. Tarbé, G. Droz, C. Aubert, A. Racot, J. Duilin, S. Souffrance, N. Balleyguier, A. Silvestre, H. de Pere, O. Mirveau (sic), etc. plus ou moins inconnus, pour certains, des spécialistes du «roman populaire» en France7.

A partir de la fin de la décennie, commencent aussi à apparaître des oeuvres de P. Bourget et P. Loti, en moindre nombre néanmoins que celles des écrivains de la «haute société» que sont C. Mérouvel (Chaste et flétrie est de 1889) et V. Cherbuliez.

Dans ce foisonnement d'auteurs et de titres on a quasiment du mal a repérer les titres des tenants de la nouvelle école naturaliste d'A. Daudet seules 12 éditions sont faites durant cette période et Maupassant commence à être traduit à partir de 1888 seulement. Quant au «pape du naturalisme», les éditions de ses oeuvres sont finalement moins nombreuses, pendant cette période, que celle des oeuvres d'A. Belot: 27 contre 30.

Une étude de la fortune de Zola en Espagne étant en cours8, on se contentera ici de remarquer que lorsque La última voluntad, traduction du Voeu d'une morte (feuilleton «alimentaire» publié en 1866 dans L'Evénement), paraît à Málaga en 18789, sept romans de la série des Rougon-Macquart ont déjà été publiés en France depuis 1871. Il faut, en fait, attendre l'initiative que prend en 1880 A. de C. Hierro, éditeur de la très distinguée Ilustración Española y Americana, de publier dans sa «Biblioteca Recreativa Contemporánea» la traduction de Une page d'amour (deux ans après sa parution), puis celle de L'Assomoir, paru en France en 1877, pour que Zola commence à apparaître comme l'auteur des Rougon-Macquart. En fait c'est Nana, dont A. de C. Hierro publiera une 8e édition en 1883, qui lance véritablement Zola en Espagne, auprès du «grand public» s'entend. La version théâtrale de cette oeuvre fait l'objet d'une adaptation de la part de M. Pina Domínguez en 1884. Le rattrapage commence alors à se faire avec la publication de Teresa Raquin et de La Ralea (La Curée) jusqu'au Rêve compris, quasiment la même année qu'en France. Cependant il faut attendre que El Cosmos editorial prenne, toujours à Madrid, le relais de A. de C. Hierro pour que la série des Rougon commence à être véritablement complétée, dans le désordre d'ailleurs (El Vientre de París, La fortuna de Los Rougon, S. E. E. Rougon, en 1886, La caída del Padre Mouret en 1887) alors que L'oeuvre est publiée chez Cortezo à Barcelone et que El Cosmos publie également La Confesión de Claudio, Magdalena Ferrat et Los Misterios de Marsella. Toutes ces oeuvres publiées à partir de 1886 ne connaîtront apparemment pas de rééditions avant 1890. A partir de 1889, La España Editorial qui publiera même en français, à Madrid, Les Frères Zemganno des Goncourt, publie de nouvelles oeuvres tandis que les Trois Evangiles paraissent en traduction à Barcelone; mais il faudra attendre l'apparition de La España Moderna pour que les oeuvres critiques de Zola puissent être disponibles en espagnol; c'est ainsi que le Roman expérimental publié en 1880 en France et qui a alimenté les débats des années 1882-1883 est traduit en 1892.

Qui aura remarqué alors la parution en 1884 de Lo que no muere (Ce qui ne meurt pas), le premier roman de Barbey d'Aureyvilly, le seul à avoir alors été publié en Espagne, apparemment?

Il faudrait, bien sûr, pouvoir être plus précis quant à la qualification et à l'impact des auteurs français importés en Espagne.

Il semble néanmoins que l'édition espagnole et à travers elle «le grand public», pour autant que le public du livre en Espagne fût tellement étendu à l'époque, ne manifeste pas d'intérêt évident pour le naturalisme en soi: le succès des romans constituant la série progressivement récomposée en Espagne des Rougon n'est certainement pas plus grand que celui des premières Novelas Españolas Contemporáneas de Galdós ni que La Regenta, qui est on le sait quantitativement limité. L'introduction tardive de Maupassant est à cet égard une confirmation très symptomatique.

En revanche, l'effet de mode «parisien» continue de jouer à plein, avec des valeurs sûres comme les classiques Ch. P. de Kock et X. de Montépin et avec les nouveaux produits lancés en France par la presse à grande diffusion ou par les éditeurs à grande échelle. Une histoire interne des relations entre les éditeurs espagnols et les éditeurs français à cette époque apporterait certainement des explications pour ces vagues de mode que l'on perçoit assez aisément.

Précisément, il est curieux de constater que le débat sur le naturalisme en Espagne coïncide avec un fort courant d'intérêt pour la partie la plus «leste» de la production française: l'esprit gaulois et la gaîté française appliquée aux moeurs légères dans la bonne humeur incarnée par Paul de Kock prend, après 1875, une tournure plus physiologique et sociologique: symptomatiquement la première traduction de Madame Bovary est présentée, sous le titre ¡¡Adúltera!!, comme un roman «philosophico-physiologique»; en 1878 La joven Elisa (La fille Elisa, paru en 1877) de E. de Goncourt, a pour sous-titre: «Scènes et conséquences de la prostitution. Crime...»; le succès, non de Zola, mais de Nana dont la thématique est semblable coïncide avec l'introduction des oeuvres d'Adolphe Belot renommé pour ses «sujets scabreux» et ses détails physiologiques10. De tous les romans de moeurs parisiennes d'A. Daudet c'est Sapho traduite en 1884 par E. López Bago qui connaît le succès le plus durable. On verra plus loin que le «naturalisme radical» défendu précisément par E. López Bago prend son essor cette même année.




Le développement du roman national et ses caractéristiques

La croissance de la production de romans «originaux» en Espagne, sensible surtout à partir de 1885-1886, parallèlement à la constante présence étrangère, s'accompagne, il faut le remarquer, d'un phénomène d'incorporation au genre narratif de nouveaux écrivains: de trente romanciers ou «narrateurs productifs» et moins, on passe à 46 en 1885 et même à 54 en 1887 (50 en 1890) (voir graphique nº 3).

Il y a bien sûr l'apparition d'un «noyau dur» préfiguré par Benito Pérez Galdós qui produit un roman ou plusieurs tomes de romans par an à partir de 1880, tout comme pour Palacio Valdés à partir de El señorito Octavio; il faut y ajouter ceux dont l'histoire de la littérature a retenu les noms, quelquefois avec bien des difficultés ou des réticences: J. O. Picón qui, en 1882, publie Lázaro et un peu plus tard, pour La Regenta mais aussi pour ses contes, Leopoldo Alas, Clarín. Le phénomène serait cependant incompréhensible si on oubliait que ce noyau dur de «narrateurs» comprend aussi des noms comme E. López Bago, J. Zahonero (11 titres de 1882 à 1891), Manuel Cubas auteur de Thaïs, El marido impotente, P. J. Solas, E. Ceballos, P. Escamilla, Martínez Barrionuevo, Luis del Canizo y Miranda, Juan Luis de la Cerda dont l'époustouflante fécondité les amène pour certains d'entre eux à publier plus d'un roman par an, sans compter les Ubaldo Romero Quiñones, le Marqués de Figueroa, etc.

C'est cette multiplication des compétences narratives -excessives aux dires des grands romanciers et de la critique- qui permet ce foisonnement romanesque.

Certaines vocations sont certes plus que suspectes et il y a eu chez certains un opportunisme évident qui les a amenés à accompagner une demande: parmi tous ces nouveaux romanciers il y a certainement un bon nombre de plumitifs mercenaires qui se mettent à écrire des romans médico-sociaux et sociaux comme E. A. Flores sans aucune préparation antérieure, comme Enrique Sánchez Seña et Luis Soles Eguilaz qui n'étaient jusqu'alors qu'auteurs dramatiques, ou comme Juan Luis de la Cerda qui était traducteur11. Le cas le plus typique est peut-être celui de Manuel Cubas qui, entre 1881 et 1883, publie à lui seul deux almanachs comiques et cinq romans dont El General Bum Bum auquel Clarín «rendra hommage», à sa façon12. D'autres comme Enrique Pérez Escrich, Ortega y Frías, ou A. de San Martín, spécialistes du roman par livraisons, se mettent au goût du jour en écrivant des romans de moeurs...

Il se produit manifestement un appel vers le roman depuis d'autres secteurs de l'expression artistique, d'autres genres y compris la presse: c'est le cas, on le sait, de Clarín et ces passages d'un secteur vers l'autre ne sont pas sans implications esthétiques.

Dans tous ce tohu-bohu de néo-romanciers qui pour la plupart vont disparaître aussi vite qu'ils sont venus, on en arriverait presque à oublier de remarquer le silence d'Alarcón (qui meurt en 1891) et celui de Juan Valera, qui entre Doña Luz (1879) et Juanita La Larga (1895) se contente d'observer le boom du roman, non sans envie d'ailleurs, ou même de María del Pilar Sinués ou de Faustina Sáez de Melgar, malgré quelques timides essais de réapparition13. Seuls les écrivains catholiques les plus militants essaient de se mêler au concert pour faire une sorte de résistance, plus ou moins passive, mais l'appui de l'institution de la Real Academia Española a Ceferino Suárez Eravo et à son roman Guerra sin cuartel en 1885 ne sera pas assez puissant pour le faire entrer dans la confrérie des romanciers. Il faudra attendre le naturalisme attardé de Pequeñeces pour que le Padre Luis Coloma puisse, fugacement et à ses dépens, accéder à un tel honneur.

Cette réponse des écrivains à l'appel du genre narratif bénéficie considérablement au roman original stricto sensu, dont on peut dénombrer 353 références entre 1880 et 1890 (soit 50 % du total des oeuvres narratives) (voir le tableau). D'une moyenne d'environ 25 romans entre 1878 et 1881 on passe à 30/35 entre 1882 et 1886 (y compris les années de pointe de 1885-1886 donc), à 40 en 1887-188814.

Mais le chiffre de 29 romans en 1889-1890 est peut-être l'annonce d'une crise préfigurée par le fait que, malgré l'augmentation signalée, l'importance relative du roman dans l'ensemble de la production narrative est décroissante: de 30 % en 1878-1882, à moins de 20 % en 1889-1890, victime de la concurrence conjointe du roman étranger et des formes narratives brèves.

Une étude systématique de la longueur des romans publiés entre 1880-1890 montrerait sans aucun doute que les romans de plus d'un tome, comme La Regenta ou Fortunata y Jacinta, restent des exceptions à l'époque: il suffit de rappeler les remarques unanimes des romanciers et de la critique à propos de La Regenta15.

D'ailleurs sous le libellé «cuentos», «novelas», «relatos», «historias», «narraciones», «capullos de...», «noveletas», on trouve publiés, entre 1880 et 1890, 115 titres environ (16,22 % du total de la production narrative), avec une certaine augmentation après 1885 (18,52 % entre 1885 et 1890). Si on inclut dans cette catégorie les «bocetos», etc. (cf. le tableau) et les collections plus ou moins «piquantes» qui fleurissent entre 1885 et 1888 et qui sont toutes caractérisées par la brièveté de leurs formes, on trouve 199 titres ente 1880 et 1890 (28 %; 32 % après 1885).

Surtout, il apparaît que le boom du genre narratif observé en 1885-1886 est finalement essentiellement dû à la prolifération de formes brèves: 38 références en 1885, 33 en 1886, parmi lesquelles les oeuvres «piquantes» ou «amusantes» (festivas) représentent plus d'un tiers (38 % exactement; 15 et 12)16. C'est à partir de 1885 qu'on voit apparaître des dénominations comme «pequeñas novelas», «novelas cortas», «relatos breves», «narraciones cortas» qui préparent sans doute l'essor du conte et de la nouvelle après 1890. Il suffit d'ailleurs de se reporter pour cela à l'évolution de la production d'E. Pardo Bazán (6 formes brèves en 1883, 16 en 1891, 23 en 1893)17 ou même au cas de Clarín qui, à l'exception de Pipá, ne publie de collections de contes qu'après 1890.

Le roman original (moderne) reste donc un phénomène éphémère, dans le cadre d'une mode narrative qui bénéficie finalement plus aux auteurs étrangers, concurrencés par les formes brèves en particulier du genre «amusant» ou «piquant».

Reste enfin dans cette enquête, à traiter les informations fournies sur les romans par leurs sous-titres ou leurs dénominations. On observe d'abord la permanence d'un fort courant «costumbrista»: représenté par 87 références entre 1880 et 1890. Certaines dénominations (la moitié environ) renvoient, nettement à des modèles «historiques»: c'est le cas de «cuadros» (17 au total) dont El Buey suelto. Cuadros edificantes de la vida de un solterón de Pereda), «bocetos», «escenas», «tipos», «galerías de» et autres «costumbres» avec, parfois, la précision traditionnelle: «tomados» o «copiados del natural». Il s'agit dans bien des cas de rééditions d'Estébanez Caldéron, de Mesonero Romanos ou d'A. Flores (la 4e édition de Ayer, hoy mañana paraît en 1880), mais les Aguas fuertes d'A. Palacio Valdés (1884), Los hombres (Las mujeres) españoles, americanos y lusitanos pintados por sí mismos (1885) alimentent encore cette tradition qui est encore bien présente dans l'appareil conceptuel et le lexique de la critique18.

Plus ambiguë est la dénomination «novela de costumbres» (43 références), contemporaines ou non, car elle peut renvoyer aussi bien à E. de Tapia qui publie en 1838-1839 Los Cortesanos y la revolución, «novela de costumbres», ou à Jacinto Sales Quiroga, auteur en 1848-1849 de El Dios del siglo, «novela original de costumbres contemporáneas» ou encore à Fernán Caballero, dont on réédite les oeuvres, qu'aux émules du «roman de moeurs» à la Daudet comme A. Palacio Valdés.

On remarquera aussi la relative fréquence de la dimension régionale: catalane, philippine, cubaine, mais surtout madrilène (cinq occurrences) et andalouses (six). Le qualificatif appliqué à La Regenta de «tableau de moeurs provinciales» ou même «vétustaines» est donc à la fois une référence quasi obligée et un... progrès par l'universalité qu'elle donne à un genre particulièrement localisé19.

Parallèlement, les références de la production nationale se font de moins en moins historiques et de plus en plus contemporaines. Cela est perceptible à travers la régression du genre «légendes» (leyendas) (12 en 1878, 6 en 1881: 1 ou 2 en 1887-88), ainsi que des romans historiques (6 en moyenne en 1878-1879 sur 90 oeuvres narratives; 5 en 1884-85 sur quelques 130 oeuvres narratives. L'histoire, en tout état de cause, est elle-même plus contemporaine les Episodios de la guerra civil ou les Episodios carlistas produits par le camp intégriste ou la deuxième série des Episodios nationales qui commence à être publiée en 1879 et même la traduction, à partir de 1881, des Romans nationaux d'Erckmann-Chatrian en sont une preuve20.

La fréquence de l'adjectif «contemporáneo» ou d'autres expressions comme «del día», «de mi tiempo» (29 occurrences entre 1879 et 1891) est un autre indicateur: c'est dans l'oeuvre de J. Ortega Munilla que son apparition et sa présence est la plus spectaculaire (entre 1879 et 1884, 9 «relaciones contemporáneas» sont ainsi publiées) mais on trouve aussi «contemporáneo» pour qualifier des «costumbres», ce qui n'est pas une innovation, on l'a vu21.

On sait, par ailleurs, que la plupart des romans publiés à l'époque par Galdós, E. Pardo Bazán ou A. Palacio Valdés témoignent d'une aspiration de faire de la société et du temps présents une «materia novelable».

S'agissant de ces romans stricto sensu, l'absence ou la présence de sous-titres est également intéressante à observer.

On remarque ainsi que les «grands romanciers» ne jugent pas la plupart du temps nécessaire de qualifier leur production autrement qu'avec le mention «novela», la seule exception notable étant Palacio Valdés qui qualifie, on le sait, ses romans de «novelas de costumbres».

D'autres qualificatifs comme «novela original» ou «novela española» peuvent être interprétés comme une réponse, sous forme d'affirmation ou de distinction, à l'extrême dépendance de l'édition à l'égard des romans étrangers traduits.

La fréquence de la mention (dans 23 % des romans répertoriés) mérite en tout cas qu'on s'interroge sur le sens de cette présence22.

Quant aux autres dénominations ou qualificatifs, ils renvoient fondamentalement à deux préoccupations perceptibles en d'autres lieux: le divertissement et la sociologie.

Ainsi les 18 «novelas festivas» répertoriés (qu'elles soient «tragi-cómicas», «humorísticas», «lírico-humorísticas», «semi-cómicas» ou «casi-festivas», renvoient à un courant illustré également par les collections «amusantes» et les revues hebdomadaires telles que Madrid Cómico23.

Quant au courant sociologique ou sociologiste dont rendent compte les qualificatifs «novela social» (onze) ou «sociológica» (deux) qui apparaissent pour la première fois en 1880 à notre connaissance, il est probablement sous-estimé dans la production bibliographique répertoriée, puisqu'on n'y trouve pas par exemple un certain nombre de romans «médico-sociales» de López Bago (3 occurrences seulement) et qu'il existe par ailleurs de nombreux cas de «novela médico-legal» (2), «fisiológico-social» (1), «científica» (1) et même «política» ou «político-periodística» (3). C'est en tout cas à partir de 1884, une nouvelle fois, que le phénomène «sociologique» est le plus évident, bibliographiquement parlant.

D'autres qualificatifs, enfin, renvoient à des formes non-achevées de romans («casi-novela», «esbozo de», «borrador de» ou «liliputiense») et rendent compte à leur façon, par leur état embryonnaire, de cette frénésie collective de création romanesque qui caractérise globalement la période 1880-1890 en Espagne.




La situation de «La Regenta»

De ces observations sommaires, qui en restent par nécessité à l'extérieur des objets «narratifs»24, on peut, semble-t-il, retenir que la flambée du roman, évidente pendant cette période, est autant alimentée par la consommation de produits étrangers que par la production de produits nationaux; que celle-ci est, pour une part importante, opportuniste et éphémère, la capacité à produire de vrais romans, par leur épaisseur en particulier, étant réservé à quelques rares créateurs; que les formes brèves ou embryonnaires restent finalement fortement présentes; que malgré les déclarations programmatiques sociologisantes de quelques romanciers militants, la dimension naturaliste stricto sensu est comme diluée dans un ensemble qui est encore peut-être autant «costumbriste» que réaliste et que le «grand public» semble encore plus attiré (statistiquement en tout cas) par le roman parisien ou de moeurs, si possibles légères et amusantes.

C'est au milieu de ce grouillement composite que Clarín plante son monument à une date charnière -1884-, dans le «mouvement» et hors du «mouvement» à la fois.

C'est pourquoi comprendre La Regenta de Clarín requiert aussi qu'on rende le roman à son temps.






Oeuvres narratives publiées en Espagne entre 1878 et 1891

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