Selecciona una palabra y presiona la tecla d para obtener su definición.
Indice Siguiente


Abajo

Disputation de l'Asne


Anselm Turmeda



  —358→  
DISPUTATION DE L'ASNE

La Disputa del Ase contra frare Encelm Turmeda sobre la natura e nobleza dels animals fut imprimée à Barcelone en 1509. La Bibliothèque Colombine possédait un exemplaire de cette unique édition du texte catalan, ainsi qu'il appert de l'article 3861 du Registrum du fondateur1:

«Libro en catalan, es disputa del ase contra frare Encelm Turmeda sobre la natura e nobleza dels animals, ordinata per lo dit Encelm. Prologus: I. En non de Deu. Opus I. Non volent estar ocios. D. Segons son posades. Habet sua capitula epitho. Imp. en Barcelona año de 1509. Maij I. Costo en Lerida 29 maravedis año de 1512, por Junio. Est in quarto».



On ignore ce qu'est devenu cet exemplaire, et l'on n'en connaît pas d'autre. Aucun manuscrit n'a été signalé jusqu'à présent.

Il a existé, semble-t-il, une traduction castillane, et ce serait elle que viseraient l'Index de Madrid 1583 et les index postérieurs, mais la certitude manque: peut-être s'agit-il de l'édition catalane ou de la traduction française.

L'œuvre de Turmeda ne nous est parvenue qu'à travers cette traduction française, qui fut publiée quatre fois2.

  —359→  

A.- DISPVTATION || DE L'ASNE CONTRE || FRERE ANSELME TVRMEDA, || sur la nature, & noblesse des Ani=|| maulx, faicte, & ordonnée par || ledict frere Anselme, en || la Cité de Tunicz, || L'an 1417. || (deux vignettes: un moine, un âne) || En laquelle ledict frere Anselme preuue com || me les enfans de nostre Pere Adam sont de plus || grande noblesse & dignité, que ne sont tous les || aultres animaulx du monde, & par plusieurs & || viues preuues & raisons. Traduicte de vul= || gaire Hespaignol, en langue Françoise. || A Lyon, Chez Iaume Iaqui, || En rue Tomassin. s. d. (au verso du titre, les deux mêmes vignettes). in-16, 186 pp. Sign. a-m par 8. -A la p. 7: ...De Lyon ce premier iour de May, 1544.

«L'auteur, dit Brunet (Manuel du Libraire, II, col. 760) ou plutôt le traducteur n'est pas nommé sur le titre du livre; mais comme l'épître liminaire a pour souscription: G. L. a tous ses amis, et qu'elle est signée Enutrof ensal, mots qui, lus à rebours, donnent Lasne fortuné, il est naturel de croire que cet auteur se nommait Guil». Lasne (Bulletin des Bibliophiles, XIIe série, p. 888)3.

Un exemplaire à la Bibliothèque Nationale de Paris (Rés. Y2 2883; ancienne cote Y2 1402). Un autre au British Museum (G. 16134).

B.- LA DISPVTE DE || frere Anselme Turmeda auec le Roy des animaux || touschant la noblesse & nature di || ceux, par laquelle dispute ledit fre || re Anselme preuue que les enfans || de notre pere Adam sont de plus || noble & plus grande dignité || que tous les animaux du monde || ladicte dispute ordonné en la cité || de Tunis, en l'an 1417. || Et traduicte de vulgaire Espaignol || en François. || Imprimé suiuant la copie de Lyon par Iaume Iaqui. s. d. (sur le titre, vignette: un moine), in- 16, cinq figures sur bois.

L'exemplaire que j'ai vu était défectueux et je n'ai pu en disposer assez longtemps pour compléter cette mention.

C.- LA DISPVTATION || de l'Asne contre frere Anselme Tur||meda, sur la nature & noblesse des || animaux, faite & ordonnée par le- || dit frere Anselme en la cité de Thu- || nics. l'An 1417. || (gravure: un moine et un âne) || En laquelle ledit frere Anselme || preuue comme les enfans de nostre pe || re Adam sont de plus grande noblesse || & dignité, que ne sont tous les autres || animaux du mõde, & par plusieurs & || viues preuues & raisons. Traduicte de   —360→   || vulgaire Hespagnol en lãgue Frãcoyse. || A Lyon Par Laurens Buyson Pa-|| petier & Lybraire, en rue merciere. || 1548. - In-16, 144 fl. n. ch. dont un blanc. Sign. A-S par 8.

(British Museum, 246 a 31.)

D.- LA DISPVTE || D'VN ASNE || CONTRE FRERE || ANSELME TVRMEDA, || touchant la dignité, noblesse & preemi-||nence de l'homme par deuant || les autres animaux. || Vtile, plaisante et recreatiue || à lire et ouyr. || IL Y A AVSSI VNE PROPHETIE || dudit Asne, de plusieurs choses qui sont ad- || uenues & aduienent encor iournellement en || plusieurs contrees de l'Europe, dez l'an 1417. || auquel temps ces choses ont esté escrites || en vulgaire Espagnol, & depuis || traduites en langue || Françoise. || Tout est reueu et corrigé de nouueau, || símbolo || A PAMPELVNE, [c'est-à-dire Paris] || Par GVILLAVME BVISSON. || 1606, - in-18, 12 ff. n. ch. - 190 pp. - 1 f. blanc. Sign.* et A-L.

C'est le texte de la première édition française que nous réimprimons.

R. FOULCHÉ-DELBOSC.




DISPVTATION DE L'ASNE CONTRE FRERE ANSELME TVRMEDA, SUR LA NATURE, ET NOBLESSE DES ANIMAULX, FAICTE, ET ORDONNÉE PAR LEDICT FRERE ANSELME, EN LA CITÉ DE TUNICZ, L'AN 1417

En laquelle ledict frere Anselme preuue comme les enfans de nostre Pere Adam sont de plus grande noblesse et dignité, que ne sont tous les aultres animaulx du monde, et par plusieurs et viues preuues et raisons. Traduicte de vulgaire Hespaignol en langue Françoise.




G. L. A TOVS SES FIDELES AMIS, SALVT ET PAIX, PAR NOSTRE SEIGNEVR IESVS CHRIST

Amis tresfideles, Auant que le present Oeuure feut par moy traduict, et que l'eussies du tout veu et examiné et apres vous auoir ces iours passez communiqué certaines raisons contenües en iceluy, y printes tel plaisir, que me priastes faire diligence de le reduire en nostre langue Françoyse, comme chose autant, ou plus digne d'estre mise en lumiere que plusieurs aultres que pour   —361→   le iour dhuy vng tas de resueurs sophistiques mettent en auant. Combien que, comme sçauez, ce ne soit mon art de me appliquer à telles choses. Et mesmement pour n'en auoir iamais faict profession, tant pour la rudesse de mon esperit, que pour ma mauluaise veine de traduire, et aussi que ce n'est ma vocation, toutesfois me confiant de vos debonnairetez accoustumées et anciennes protestations que pour l'amitié mutuelle qui est entre vous et moy corrigerez doulcement par sociale et fraternelle correction le language rural dont ie vse communement, tant par parolles, que par escript, comme chose à moy propre, pour y estre enclin des mon enfance et natuuité, ay bien voulu obtemperer à vostre requeste, comme celuy qui ayme mieulx encourir et tomber au iugement temeraire de plusieurs calumniateurs que de differer a vous complaire. Or qu'ilz calumnient tant qu'ilz vouldront, car faisant lecture plus ample du liure cognoissant les diuines et subtiles responses d'un Asne dont il faict mention, duquel combien qu'il soit animal irraisonnable, je suis quelque peu parent et allié, à cause de l'affinité du nom emprunté, ay prins courage en moymesme, estimant puis que le temps est venu qu'il plaist à Dieu illuminer, enseigner, et faire parler les asnes et bestes qui long temps auoient esté muetz et sans parler, que ie ne demoureray derriere: sans pour le moins, si c'est son plaisir recepuoir quelque scintille de sa grace. Recepuez doncques, treschers amis, les premices de ce mien labeur traduict, et excusez les faultes y contenües ainsi que le bon et vertueux pedagogue excuse sagement ses ieunes disciples non estans encores accoustumez, ny exercitez à l'estude et leçon, ioinct que, comme il vous est notoire, pour la briesueté du temps qui m'a pressé a cause du voyage que sçauez qu'il me fault faire (duquel ne sçay quand sera le retour) ne voulant toutesfois pour l'amour de vous laisser l'œuure de vous tant desirée imperfaicte, n'ay eu le loysir et opportunité d'aorner, et corriger le style et langage selon mon desir, et que la matiere bien le requiert (de quoy je me remets a vous) aussi que l'original du liure est fort ancien, comme pourrez   —362→   veoyr, tant en maniere de parler, sentences, que circonlocutions, lesquelles i'ay obseruées en aulcuns endroicts: pour suiure l'intention du premier autheur au plus pres que possible m'a esté, sans toutesfois me astraindre par trop a obseruer la signification et prolixité de plusieurs motz, lesquelz seroient superflus, et ne sonneroient bien a nostre langue naturelle. Aussi que ledict liure est escript en vraye langue Cathalaine qui est fort barbare, estrange, et esloignée du vray langage Castillan par moy quelque peu practiqué. Parquoy ne vous arresterez tant au style foyble et peu autentique, toutesfois assez familier, que aux raisons contenues et entendues soubz plusieurs propos que trouuerez non moins industrieux et doctes, que facetieux et recreatifs. Et si vous lisez auecques bon iugement, vous orrez parler vng Asne, lequel n'a rien moins de l'asne que la nature: car il semble estre vng Cyprian, Chrysostome, ou Docteur subtil en Theologie: vng Platon, Aristote, ou Socrates en Philosophie: vng Albumasar en Astrologie: vng Ypocrates en Phisique: vng Pline, ou vng Albert le grand en hystoire naturelle et explanation de la nature des Animaulx, arbres, et herbes: vng Cicero ou Senecque en oraison: vng vray Logicien en dispute subtille, et sophistique. Brief ie ne puis croire qu'il ne soit issu de la race de l'asnesse sur laquelle Balaan estoit monté, et qui parla a luy, lors qu'il alloit pour cuider maudire le peuple, et enfants d'Israel en la terre de Moabite et Madiane, à l'instigation du Roy Balac. Vous y verrez mieux paincte que en vng miroir l'infirmité, imbecillité et impuissance de l'homme lequel a bon droict est nommé par les Philosophes animal raisonnable. Comme ainsi soit qu'il ne differe en riens des animaulx irraisonnables et bestes brutes sinon en tant que son ame intellectiue est créée a l'image et semblance de Dieu tout puissant et que nostre sauueur et redempteur Iesus Christ filz de Dieu eternel a prins et vestu le corps de nostre humanité, et infirme nature se faisant en toutes choses semblable a nous, endurant en son corps humain toutes les tentacions, tribulations, peines et trauaulx que souffre vng aultre   —363→   homme, horsmis le peché, et enfin est mort, et a espandu son precieux sang en l'arbre de la croix pour effacer noz pechez, et est ressuscité pour nostre iustification. Et ainsi nous a lauez, purgez, et nettoyez de tout peché et ordure, a fin qu'en suyuant ses pas nous soyons enfans adoptifz de Dieu nostre pere et coheritiers du royaulme celeste auec Iesuschrist son filz vnique et legitime, qui est la conclusion de la presente dispute, en laquelle trouuerez quelque fois aucunes matieres ridicules, lesquelles neantmoins ne sont sans intelligence et edification. Aussi a la fin verrez vne prophetie faicte par ledict Asne, auec l'exposition dicelle, en laquelle ne me suis trop arresté pour la reduire en vraye ryme, pour ce que pour le long temps qu'il y a quelle est faicte i'estime toutes les choses y contenues estre passées, soit qu'elles soient aduenues ou non. E a tant feray fin: car frere Anselme veult commencer a parler et entrer en dispute. Priant celuy qui a donné sçauoir, et science a l'asne pour luy respondre, soustenant l'innocence des animaulx, qu'il lui plaise me donner grace de resister aux calumniateurs de vérité, et que le present œuure, et toutes aultres choses soient a son honneur, gloire, et louange. Et a vous, treschers amys, ce que le sçay que iournellement desirez en Iesus Christ nostre Seigneur: Amen.

De Lyon ce premier tour de May, 1544.

Envtrof. Ensal.

Lisez, et puis iugez.




FRERE ANSELME PARLE


Voyant le monde a tous maulx incité,
Et que chascun vit en lasciuité
Me sembla bon vous narrer l'auenture,
Qu'ung iour m'aduint estant sur la verdure,
Et cognoistrez par la mienne dispute,
Que l'homme vain est moins que beste brute:
Sinon en tant que la diuinité
A prins habit de nostre infirmité.
—364→
Inuocant donc le hault Seigneur de gloire,
Veulx commencer a vous compter l'histoyre:
Ces iours passez ne voulant estre oyseux,
Combien qu'adonc le temps fut ennuyeux,
Lors que Phebus du ventre du Lyon
Faisoit brusler d'hommes vng million,
Vng bien matin au ioly temps d'esté,
De ma maisson sortir fuz incité,
Que Diana la Déesse immortelle
Monstroit encor' sa face claire et belle.
Cheuauchant doncque, cerchans les lieux plus frais
Je me trouué d'ung iardin assez pres,
Dedans lequel auoit infiny nombre
De toutes fleurs, et fruitz pour seruir d'umbre.
Là decouloit vne claire fontaine,
Qui doulcement murmuroit en la plaine:
Dessus laquelle le Rossignol gentil
Chantoit vng chant fort plaisant et subtil,
Brief, ie pensoys à contempler ceste estre
Que pour certain fust paradis terrestre
Ou pour le moins le iardin sumptueux
Des Hesperides tant beau et fructueux.
Voyant le lieu si noble et excellent,
De le bien veoir euz merueilleux talent:
Lors sur les fleurs m'assis dessoubz l'umbrage
Pour mieulx iuger ce tresdiuin ouurage,
Mais contemplant ce lieu tant magnifique
Incontinent a sommeiller m'applique,
Et en dormant me sembloit viuement,
Qu'en vision voyoys perfaictement
Faire scieur en ces grands lieux et beaulx
De tout le monde les brutaulx animaux.
Là triumphoient les tresfors Elephantz,
Tygres, Lyons, Leopars trespuissantz,
—365→
Cheuaulx, Muletz, Asnes, et Dromadaires,
Accompaignez de Chameaux et Pantheres,
Ours, et Dragons, Cerfz, Biches, et Sangliers,
Cheureulx, et Dains, et Biches a milliers,
Vaches, et Bœufz, Aigneaux, Brebis, Moutons,
Loups, et Renards, qui craignent les bastons,
Chiens, Chatz, et Ratz, Souriz, et Escurieux,
Et dix mille aultres, que nommer ie ne veulx,
Car de tous lieux estoient venuz à l'ayde
Chascune beste qu'on nomme quadrupede.
Apres me vey des oyseaulx si grand nombre,
Que l'ung a l'aultre faisoit peine et encombre:
Griffons, Mylans, Aigles, Faucons, Voultours
Esmerillons, Esperuiers et Butours,
Houstardes, Grues, Herons, Cines, Paons,
Perdrix, Becasses, Connilz, Plonions, Chappons,
Cy sont poulletz, Poulles, Ramiers, Faisans,
Cocus, Corneilles, et Corbeaux mal faisans,
Griues, Pigeons, Merles, et Allouettes,
Chardonneretz, Lynottes ioliettes,
Verdiers, Mauuiz, Sansonnetz, Torterelles,
Gays, Papegays, Estourneaux, Arondelles,
Et si grand nombre de toute vollatille
Qu'il n'en failloit vng seul de leur famille.
Guespes, Cygalles, Mousches, et Sauterelles,
Mouchons, Formis, Mouschettes et Abeilles,
Verms, Araignes, Lymas, et Formions,
Punaises, Pulces, Poux, Lentes et Cyrons:
Tous animaux en effect y estoient,
Fors les Poyssons, qui en la mer nageoient.


 
 
FIN
 
 


  —366→  
LE PROLOGVE DECLARANT LA CAUSE DE L'ASSEMBLÉE DE TANT D'ANIMAULX

La cause et occasion de l'assemblée de tant d'Animaulx estoit pource que leur roy n'agueres estoit mort: lequel auoit esté vng noble Lyon, fort sage, de grand iustice, et tresuaillant et hardy de sa personne. Et pour les susdictes bontez, et vertus qui estoient en luy, lesdictz Animaulz tous en general, et chascun d'eulx en especial, auoient esté tant contens de son regne, et luy youloient tant de bien, et ensemble luy portoient telle amour que chascun d'eulx eust voulu qu'ung de ses enfans fust mort en son lieu. Et encore auoient plus grand desplaisir, et melancolie que iceluy Roi estoit mort sans hoirs de son corps, et qu'il n'auoit laissé filz ne fille. Et pour la grande et souueraine amytié qu'ilz auoient porté audict Roy s'estoient tous assemblez pour eslire a Roy aulcun de ses parens, et ce par le consentement de tous lesdictz animaulx.


 
 
FIN DU PROLOGUE
 
 




ICY COMMENCE A PARLER VNG DES CONSEILLIERS DUDICT ROY, LEQUEL ESTOIT VNG BEAU ET GRAND CHEUAL

Lors se leua vng gentil Chenal lequel auoit nom le Chenal Bayard, qui estoit vng des Conseilliers, lequel estoit fort sage, experimenté, et bien emparlé. Et parlant haultement auec belle eloquence, dist les parolles suyuantes se complaignant de son Seigneur.

LA PLAINTE QUE FAICT LE CHEUAL POUR SON SEIGNEUR

O cruelle mort, o fortune amere, nostre ioye est perdue, puis que nous a rauy celuy qui estoit guide de nous aultres paoures desolez, et qui nous estoit comme pere. Iamais mort de frere, ou de sœur ne nous sera tant griefue, que cestuy nostre bon Roy, qui si bien nous gouuernoit. Pleust a Dieu que ie mourusse auiourdhuy pour mon Seigneur, et il fust vif en face, mon cœur pour son amour de son corps se desempare. Ie croy que ie mourray par   —367→   grand mélancolie: desormais me seroit la mort plaisir, et fin de tous maulx: cela est chose claire. Ie prie à Dieu (qui tous les biens prepare) qu'il le veuille reduyre en la haulte Ierarchie, luy pardonnant s'il a commis folie. Qui bien luy veult, qui chante Amen a voix claire. Apres ces parolles, lesdictz animaulx crians tous d'une voix, dirent: Amen. Dieu luy pardonne par sa grace, misericorde et pitié.

LEDICT CHEUAL PARLE AUX AULTRES ANIMAULX

Lors ledict cheual, appellé le Cheual bayard aux courtes aureilles, parlant dist les parolles suyuantes. Tresexcellens et nobles Seigneurs, ainsi que mieulx que moy sçauez, Dieu tout puissant a ordonné, que tout corps ayant ame apres le terme par luy ordonné ayt vne fois a mourir, et la mort n'est aultre chose sinon le departement que faict l'ame du corps s'en allant au lieu d'ou elle est venue. Et le corps apres tel departement se resoult et retourne aux choses desquelles il a esté composé. A ce, conformant le dict du grand Philosophe Aristote, qui dict: que toutes choses retournent et se resoluent es choses desquelles elles ont esté composées. Et ceste diuine ordonnance a esté accomplie en nostre Sire le Roy, auquel Dieu pardonne, et a nous aultres par sa misericorde donne tant de sens et discretion, que moyennant sa grace puissions eslire vng aultre Roy nouueau, lequel soit nostre protecteur et nostre defenseur. Et pourtant tresuenerables Seigneurs, qu'ung chascun de vous aultres declare, et die a present son intention, donnant sa voix a vng des excellens et puissans Seigneurs parens et alliez dudict Roy nostre Sire, et a celuy qui semble mieulx le meriter. Et cela dict s'en retourna seoir.

ICY PARLENT TOUS LES ANIMAULX D'UNG ACCORD

Les parolles dudict conseiller ouyes, apres plusieurs arraisonnemens, tous les animaulx d'ung accord donneront leur voix pour faire la dicte election a vng des principaulx conseilliers dudict Roy decedé, appellé le cheual blanc à la selle dorée, lequel estoit fort sage et discret, et fort bien estimé de tous les animaulx,   —368→   voulans tous d'ung accord que celuy que ledict Cheual blanc esliroit pour Roy et Seigneur, cestuy la fust leur Roy et naturel Seigneur: et que a celuy qui a ce contrediroit, incontinent et sans misericorde la teste lui fut trenchée. Et apres que d'ung commun accord tous donnerent leur consentement, ledict Cheual blanc à la selle dorée se leuant sur pied dict les parolles suyuantes.

ICY SE TRAICTE DE L'ELECTION DU ROY DES ANIMAULX

Treshonorables et discretz seigneurs, combien que mon petit et foible entendement ne soit suffisant a mettre a exequution vng tant hault et tant grand faict, comme d'eslire vng Roy pour nostre protecteur et défenseur, toutesfois puis qu'il plaist a vos grands noblesses et sagesses qu'ung tel et si grand faict soit par moy determiné, et finablement accomply. Ie donc a present, au nom de Dieu tout puissant, esleu, ordonné, et confirmé pour nostre Roy et souuerain Seigneur le Lyon roux à la longue queue, filz du cousin germain dudict feu Roy nostre Sire. Et celuy la ie tiens pour nostre vray Seigneur et defenseur pendant sa vie. Ces parolles dictes, voicy les animaulx, lesquels tous a vne voix crians fort haultement, dirent, et accorderent, que ceste election leur plaisoit, et qu'ilz estoient trescontens: car dignement et par raison le meritoit.

DE LA FESTE QUE FEIRENT LES ANIMAUX POUR LEUR NOUUEAU ROY

Et cela faict, voicy les Animaulx lesquelz auec grand plaisir et soulas commencent les vngs à dancer, et chanter, les aultres à saulter, les aultres à lutter, les aultres à iecter la pierre, ou la barre, chascun selon leur maniere, et condition. Et se faisoient toutes ces choses deuant ledict Roy nouueau. Alors pour les haulx chantz bruit, tumulte, et tabutement qu'ilz faisoyent, moy qui dormoye me esueillay, et estant esueillé estoys aussi estonné, que si ie eusse esté hors de moymesme. Et ouy les parolles suyuantes.

  —369→  

LE CONNIL PARLE

Treshault et puissant Seigneur, celui filz d'Adam, qui est assis soubz cest arbre est de nation Cathalaine, et nay de la Cité de Mallorques, et a nom frere Anselme Turmeda, lequel est homme fort sçauant en toute science et plus que assez en Astrologie, et est Official en la doyne de Thunicz pour le grand et noble Maule Bufret, Roy et Seigneur entre les filz d'Adam et est grand escuyer dudict Roy.

LE ROY DICT AU CONNIL

Connil (dict le Roy) comme sçays tu ainsi bien son nom, et tout son estat? Seigneur, dict le Connil, pource que moy et plusieurs aultres de mes parens auons esté long temps ses captifz. Le Roy dict: Il nous plaist fort de sçauoir comme toy et tes parens fustes captifz, et fustes mis en son pouuoir.

LE CONNIL DICT AU ROY

Seigneur (dict le Connil au Roy) ie fuz nay en l'Isle de Sardaigne, et estant a lentour du Chasteau, de Caller dedans vne Isle, qui est au millieu de l'estang dudict chasteau, appellée l'isle de Bochel, aduint en ce temps, que le Gouuerneur dudict chasteau nommé monsieur Allart de Mur, voulant aller au couronnement du Roy d'Arragon dom Fernande, qui lors auoit eu la seigneurie dudict Royaume, montant en vne nef pour aller en Cathaloigne, par force et contraincte de temps arriua au port de Thuniz, et ne voulant descendre en terre enuoya vng sien seruiteur pour achapter refreschissements et victuailles. Et incontinent que ledict serviteur fut arriué a la doyne de Thunicz, fut récité audict frère Anselme comme ledict Gouuerneur estoit la arriué par fortune et contraincte du temps, et que luy deffaillant victuaille il auoit enuoyé pour achapter ce qui estoit necessaire a ses gens pour se refreschir. Et ainsi apres que frere Anselme eut ouy le rapport du seruiteur du Gouuerneur, luy ayant prins plusieurs victuailles, dict au seruiteur: Prens ces   —370→   victuailles, et les portes a ton Seigneur, le saluant de par moy. Et luy dy, que ie le supplie qu'il veulle accepter cestuy petit seruice de moy son humble seruiteur frere Anselme, et luy rend ses deniers, et s'il a affaire d'aultre chose, qu'il me le mande, et que de tout ce qu'il vouldra il sera seruy. Lors ledict seruiteur montant en la Nef feit le rapport a son Seigneur de tout ce que par frere Anselme luy auoit esté dict, et luy rendit ses deniers. De laquelle chose le Gouuerneur eut souuerain plaisir et ioye: et incontinent luy escripua vne lettre luy remerciant les graces et honnestetez du seruice qui luy auoit transmis. Et enuoya ce, sans qu'il y eut entre eulx aulcune cognoissance.

DU PRESENT QUE ENUOVA LEDICT GOUERNEUR A FRERE ANSELME

Apres que ledict Gouuerneur fut retourné du Couronnement, il enuoya a frere Anselme en vne Nauire qui venoit en Thunicz vng present de plusieurs gentiles choses, entre lesquelles ie fuz enuoyé auecq 23. miens parens dedans vne belle cage de boys. Et apres auoir receu le present par le frere, il nous feit mettre en vng sien iardin, dedans lequel demourasmes prisonniers certain temps iusques à ce moy auec mesdictz parens caruasmes tant soubz terre que perçasmes le fondement de la plate forme et sortismes de l'aultre part, et en ceste sorte eschappasmes. Voyla, treshault et puissant prince et Seigneur, comme ie sçay qu'il est, et comme il a nom, et son estat.

LE ROY DEMANDE AU CONNIL SI FRERE ANSELME EST CELUY QU'ON LUY AUOIT DICT QUI PRESCHOIT CONTRE LES ANIMAULX

Le Roy apres auoir ouy le Connil, luy dict: Dis moy, Connil, est ce cestuy frere Anselme qui se faict tant sçauant? et est tant oultrecuyden, qu'il dict et presche, et tient par opinion que les filz d'Adam sont plus nobles et excellents, et de plus grande dignité, que nous aultres animaulx ne sommes? et bien dauantage ainsi qu'ay ouy dire: il dict et afferme, que nous aultres n'auons esté créez, sinon pour leurs seruices, et qu'ilz sont nos   —371→   Seigneurs, et nous aultres leurs vassaulx, et dict plusieurs aultres fantasies, et mocqueries, et presche contre nous sans donner aulcunes preuues, ou raisons iustes. Et les aultres filz d'Adam luy donnent foy, et croyent fermement ce qu'il dict contre nous estre verité.

LE CONNIL RESPOND AU ROY, ET DICT:

Seigneur, c'est celuy qui dict tout ce qu'on vous a donné a entendre, et plus cent foys luy ay ouy dire de mes propres aureilles, moy estant en son pouvoir.

LE ROY PARLE A SES BARONS ET SERUITEURS

Cela dict par le Connil, voyci le Roy lequel se tourna a ses grands Barons et seruiteurs qui estoient entour luy, et leur dict: Que vous semble a vous aultres de ceste beste de frere Anselme et de sa mocquerie, et folie? Alors tous les dictz Barons et Seruiteurs dudict Roy d'un accord luy respondirent, disans: Seigneur ce qu'il dict et presche contre nous, ou c'est par grand folie et rudesse d'entendement, ou c'est par grand oultrecuydance, et hastiueté qu'il doibt auoir: toutesfois, Seigneur, ainsi que mieulx sçauez, plusieurs fois on dict mal, et si on porte faulx tesmoignage contre quelqu'ung, qui neantmoins est innocent et non coulpable (si vous, Seigneur, estes content) que presentement il soit mandé deuant vostre Royalle presence, et haulte Seigneurie, et luy soit demandé desdictz articles, et s'il dict et accorde estre verité tout ce que de luy a esté dict, alors luy soit demandée la prouue: car comme disent les Logiciens, quand l'homme veult prouuer aulcune chose, il ne suffist pas de dire: il est ainsi, mais nous croyons qu'il doibt donner quelque fois la prouue pour prouuer estre vray ce qu'il dict de nous. Il y a en vostre Royalle et noble court plusieurs subtilz et ingenieux animaulx, lesquelz disputeront tant contre luy qu'ilz luy feront veoir les estoilles de iour, et luy feront croyre que vessies sont lanternes. Et ce pour le grand et subtil sçauoir, qui est en eulx.

  —372→  

LE ROY ENUOYE VNG SIEN PORTIER POUR QUERIR FRERE ANSELME

Apres que le Roy eut ouy leur response, il demoura trescontent, et incontinent enuoya pour me querir vng des principaulx portiers de sa court, appellé par son nom le faulx Renard aux iambes tortuës, lequel estant arriué vers moy, apres les salutations mutuelles me dict les parolles suyuantes.



Frere Anselme, pour la vostre eloquence
Huy recepurez plaisir, ou villennie,
Parler vous veulx en toute courtoysie,
Parquoy donnez a mon parler creance.

Quand vous verrez la Royalle presence
De mon Seigneur, qui a vous m'a mandé,
Soyez tout prest, parler sans capharder,
Et dictes vray deuant son assistence.

Le seigneur Roy veult huy par audience
Sçauoir de vous, si ceste grand folie
Est vérité, ou pure menterie
Que vous preschez en si belle eloquence.

Disant que Dieu par suprême puissance
Aux filz d'Adam a donné Seigneurie
Par dessus nous en la presente vie
Si ainsi est vous nous faictes offence.

Venez vous en par dellant l'excellence
De nostre Roy, et de sa Seigneurie,
Si ne le faictes, i'ay Royalle baillie
Pour vous mener par force, et à oultrance.

FRERE ANSELME DICT AU RENARD

Incontinent ayant ouy les parolles du renard, et voyant que si   —373→   ie n'estois obeissant a son commandement le ieu pouuoit mal aller pour moy, dauantage qu'estois tout seul entre tant d'animaulx lesquelz estoient tous courroucez contre moy, ie pensay en moy mesme que meilleur et plus sage conseil estoit a moy d'aller, que de contester: parquoy luy respondant dy les parolles suyuantes.



Vaillant portier de la court Leonine,
Tresuoulentiers ie feray le voyage,
Car pour certain sera mon auantage
De publier la mienne vraye Doctrine.

En est a dire, que la vertu Diuine
Donne pouuoir à tout l'humain lignage,
Aux animaulx faire bien, ou oultrage
Ainsi qu'estans soubz sa puissance insigne.

Le mien aller sera a tous ruine,
Le mien parler trouueront fort sauluaige,
Auant partir pour le mien aduantage,
De vostre Roy veulx sauf conduict et signe.

Ma response ouye, et voyant que ie vouloys auoir saufconduict, et seurté, il se partit de moy soubdainement, et ne tarda pas demie heure que incontinent fut retourné a moy, auec le saufconduict, lequel fut tressuffisamment expedié ainsi comme ie vouloys et demandoys.

COMMENT FRERE ANSELME VA DEUANT LE ROY

Ayant reçeu le saufconduict, ie me pars auec ledict Portier: et estant arriué deuant la Royalle puissance dudict Roy des Animaulx, ie luy fey la reuerence telle que a tout Prince et Seigneur appartient. Et incontinent que les animaulx me veirent, ilz s'assemblerent tous a lentour du Roy, pensans qu'il donnast   —374→   contre moy quelque cruelle sentence, mais ledict Roy comme celuy qui estoit fort sage, discret, et de grand iustice, incontinent qu'il me veit me feit passer auant, et me feit seoir entre les principaulx Barons de sa court: et ainsi comme celuy qui estoit moult entendu et ingenieulx, pensant à soy, que pour crainte de luy, ou pour vergongne de tant d'animaulx qui estoient la presens ne peusse, ou sçeusse respondre aux articles desquelz me seroit demandé, me monstra grand amour, et auec bon, ioyeulx, et riant visaige me commença a demander de plusieurs choses ne touchant point à propos, ainsi comme est l'usage et coustume de tout noble Roy, ou Seigneur: affin que en m'accoustumant de parler avec luy, et auec les aultres grans Barons fusse plus hardy a respondre à ce de quoy serois interrogué. De laquelle chose eu en mon cœur souuerain plaisir et ioye: et rendy louange à Dieu qui m'auoit gardé et deliuré de si grand bruit et tempeste qui auoit esté à mon arriuée, et commençe a recouurer courage: car toute la premiere peur me fut passée. Et apres plusieurs raisonnements ainsi comme ie vous ay dict, voicy le Roy lequel en basses et courtoises parolles me dict:

LE ROY DES ANIMAULX DICT A FRERE ANSELME

Frere Anselme, il est paruenu a nostre royalle notice vne certaine voix, que vous dictes publiquement, et soustenez, preschez, et affermez que vous aultres filz d'Adam estes plus nobles et de plus grande dignité que ne sommes entre nous animaulx. Et d'auantage, qui est pis, dictes et croyez fermement, et en preschant commandez qu'il soit creu, que Dieu tout puissant n'a creé nous aultres sinon pour vostre seruice. Et que vous estes par raison nos Seigneurs, et nous aultres vos vassaulx par droict. Et cela est chose que nous ne croyons point, ny ne pouons penser que vne si grande folie ny vne si grande villennie soit procedée d'une si haulte science et prudence comme est la vostre: et croyons que telle renommée ne soit diuulguée de vous, sinon   —375→   par quelqu'vng qui vous soit ennemy, ou mal veillant, qui a voulu obscurcir vostre bonne et honorable renommée. Et pourtant vous prions maintenant que nous asseuriez sur ce doubte. Et cecy est la principalle raison pour laquelle nous vous auons faict venir deuant nostre Royalle presence.

LA RESPONSE DE FRERE ANSELME

Apres que i'eu ouy les courtoyses parolles du Roy, ie luy respondy ainsi. Treshault et puissant Prince et seigneur: sçache vostre royalle haultesse, que tout ce que vous a esté dict de moy, est verité: et me confiant a present de vostre grand iustice, et sçachant qu'estes tel Seigneur, et de si grande fermeté, que iamais amour ne haine ne vous pourroit faire sortir de la droicte voye, ny iamais ne procederez a faire aulcun cas sans raison, parquoy veulx que sçachez que ie croy fermement et presche que nous aultres filz d'Adam sommes plus nobles, et de plus grande dignité que n'estes vous aultres Animaulx: et ne vous soit grief, Seigneur, car ie l'entans prouuer par viues raisons, s'il plaist à vostre haulte Seigneurie me donner en cela audience. Vous suppliant ne vouloir faire contre moy aulcune chose auec fureur, ou courroux: qu'il vous plaise les laisser derriere, et mettre raison et iustice en auant. Car le grand sage Caton dict, que l'ire empesche l'entendement, en sorte qu'il ne peut discerner la verité. Et si ie ne proue mon opinion estre vraye, alors faictes faire de moy tous ainsi que a vostre haulte Seigneurie plaira.

COMMENT TOUS LES ANIMAULX SE LEUERENT AUEC GRAND BRUYT CONTRE LEDICT FRERE

A peine eu ie acheué ma raison, que tous les Animaulx auecq grand tumulte et bruyt tous d'une voix crians haultement, dirent: Meure le traistre Frere Anselme. Et si ne fust vng Leopard qui estoit grand Seneschal dudict Roy, qui auoit nom dom Magot à la peau griuelée, lequel saultant se mist au deuant des animaulx, criant: Ne soyez point traistres, car le Roy nostre Sire l'a asseuré:   —376→   vrayement ie pense que ma vie fust du tout despeschée. Incontinent que lesdictz animaulx entendirent que i'estoys asseuré du Roy, se taisans demourerent en paix, toutesfois ilz murmuroient tousiours et contre moy rechinoient: et le Roy apres auoir ouy mes parolles se tira apart, en se arraisonnant auec les siens par l'espace de demi-heure, et apres se retournant vers moy, me dict:

Frere Anselme, nous et nos Conseilliers et Barons auons ouy vostre imprudence, et indiscrete response, pour laquelle (si n'eust esté l'asseurance que par nous vous a esté faicte) recepuriez telle peine, que a tout aultre homme, ou filz d'Adam ayant la notice n'auroit iamais tant d'audace, ou presumption que contre nous osast dire, ou diuulguer telles ne si horribles parolles comme vous auez dict en vostre malheureuse et mauluaise response: mais ainsi comme en nostre Royalle court à l'encontre des malfaicteurs, on vse plus de misericorde que de iustice, par le consentement et volunté de nos Conseilliers, Barons et loyaulx seruiteurs, nous vous donnons par les presentes l'audience par vous demandée.

COMMENT L'ASNE FUT DELEGUÉ POUR DISPUTER CONTRE FRERE ANSELME

Et affin que sçachez clairement que nous aultres Animaulx sommes de plus grande noblesse et dignité que vous n'estes, et que par raison et a bon droict nous debuons estre vos Seigneurs, et vous nos subiectz et subiuguez, laissant doncques plusieurs nobles et ingenieux animaulx, lesquelz en deux, ou troys motz vous feroient taire comme vng muet, voulons et a present deleguons, que l'asne roigneux à la queuë couppée vous responde, combien qu'il soit le plus malostru et miserable animal qui soit en nostre court. Et pourtant adressez vous à luy, luy disant toutes vos raisons, et prouuant ce que auez dict contre nous estre verité. -Parquoy me retournant, ie vey a cousté de moy vng meschant et malheureux Asne tout escorché, morueux, roigneux   —377→   et sans queuë, lequel (comme ie croy) n'eust vallu dix deniers à la foyre de Taragonne: et me tins pour mocqué, cognoissant clairement qu'ilz se mocquoient de moy. Toutesfois plus par crainte que par vergoigne il me fallut contenter et patiemment supporter, et incontinent ledict Asne roigneux me dict:

L'ASNE PARLE A FRÈRE ANSELME PAR GRAND AUDACE

Frère Anselme, combien que ne soiez digne que ie vous responde, toutesfoys ne pouvant contredire au tresexpres commandement du treshault, et puissant Prince nostre sire le Roy, me conuient (comme vng bon et loyal subgect et seruiteur) accomplir et obseruer cela. Et pource au nom de Dieu ie veulx ouyr de vous a present les raisons et preuues que vous tenes vne à vue, et quand les aurez dictes, ie vous respondray scelon que Dieu me aduisera. Lesquelles parolles me furent coups de lance, me voyant mespriser à vne si meschante beste, comme est cestuy trupelu et malheureux asne: mais pour venir à mon intention, sçachant selon l'Escripture, que qui souffre n'est pas vaincu, laissant tout desplaisir et melancolie au pres de mon chapperon, decliquay les parolles suiuantes contre l'asne.

ICI COMMENCE LA DISPUTE DE FRERE ANSELME CONTRE L'ASNE

Seigneur Asne, la premiere preuue et raison que nous aultres filz d'Adam sommes de plus grande noblesse et dignité, que vous aultres animaulx, a cause de nostre belle figure et semblance. Car nous sommes bien faicts et composez de noz membres, et tous bien ordonnez par belles proportions correspondantes les vnes aux aultres: car les hommes grands ont les iambes longues, et les bras longs, et ainsi de mesme tous les autres membres selon la longueur du corps. Et les hommes petitz ont les iambes courtes, et les bras courtz; et ainsi sont tous proportionnez selon la stature de leurs corps. Et vous aultres Animaux estes faictz au contraire: car en vous n'a aulcune proportion de membres, et ie le vous veulx declarer distinctement.

  —378→  

DE LA PROPORTION DES ANIMAULX, ET PREMIÈREMENT DE L'ELEPHANT

L'Elephant, ainsi que pouez veoir clairement, a le corps fort grand, les aureilles grandes et larges, et les yeulx petitz. Le Chameau grand corps, long col, longues iambes, petites oreilles et la queuë courte. Les Bœufz et Thoreaulx grand poil, longues queuës: et n'ont point de dents aux machoires deuant. Les Moutons grand poil, longue queuë et sans barbe. Les Connilz, combien qu'ilz soient petitz animaulx, ilz ont les aureilles plus grandes que le Chameau, et ainsi trouuerez plusieurs, et quasi infiniz animaulx tous variables, selon la iuste proportion en leurs membres, et pour ceste raison appert clairement que nous aultres filz d'Adam sommes de plus grande noblesse que vous aultres animaulx.

LA RESPONSE DE L'ASNE

Frère Anselme, vous faictes grand peché en mesprisant les animaulx dont auez parlé, et n'estes tant innocent que ne sçachiez que qui mesprise aulcune œuure, ou en dict mal, le mesprisement, ou mal, redunde sur le maistre et autheur de l'œuure. Vous dictes donc mal du Createur, qui les ha créés? et ce prouient du foible entendement qui est en vous, et n'entendez pas la question. Sçachez que nostre Seigneur Dieu ha créé tous les Animaulx qu'auez nommez, fort bien et sagement. Et de ce tesmoigne Moyse en Genese. I. C. ou il dict, que Dieu veit tout ce qu'il auoit faict, et estoit tres bon. C'est a sçauoir qu'en cela n'auoit que redire. Je veux dauantage que vous sçachez que Dieu a faict à l'Elephant grandes et larges aureilles pour d'icelles chasser les mouches de ses yeulx et de sa bouche, laquelle il tient toujours ouuerte, à cause des grandz dents que luy sortent dehors lesquelles Dieu luy a données pour la deffence de son corps. Et a ce que vous dictes que selon la proportion de son corps il deueroit auoir grands yeulx. Ie veulx que vous sçaches que si ses yeulx vous semblent petitz, la vertu visive qui est en eulx est   —379→   tant parfaicte et subtille, qu'elle peut veoir de cent lieuës loing s'il estoit en quelque haulte montaigne. Vous semble il donc qu'une si grande veuë soit proportionnée avec son grand corps? Certes ouy et n'y a que redire: dauantaige ie veulx que vous sçachez que tous les animaulx du monde qui ont grands yeulx et gros, sortant hors de la teste, ont foible et maulvaise veuë: et ceulx qui les ont petitz ont bonne et subtile veuë.

DE LA PROPORTION DU CHAMEAU

Le Chameau pour ce qu'il a longues iambes, et fault qu'il viue des herbes de la terre, Dieu tout puissant luy a créé le col long, affin qu'il le puisse baisser iusques à terre, et qu'il puisse gratter auecq les dents les extremes parties de son corps. Ainsi, et par semblable manière Dieu tout puissant a créé tous les membres des animaulx desquelz vous allez parlé, pour leurs necessitez en tous leurs affaires: mais affin que ie le face court, ie n'en veulx declarer plus auant, car aussi vous ne l'entendriez pas. Parquoy vostre faulse raison n'est suffisante à prouer vostre opinion erronée estre vraye. Pourtant ie vous dy, que si vous auez aultre raison que la pronunciez, et vous aurez response suffisante.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Seigneur Asne, il y a vne aultre raison par laquelle nous aultres sommes de plus grande noblesse et dignité que vous: car Dieu tout puissant nous a donné et liuré les cinq sens corporelz, lesquelz sont ouyr, veoir, sentir, gouster, et toucher; et combien qu'il les ayt donnez à vous aultres, toutesfois, non tant accomplis ny perfaictz comme à nous. Car auec ce, il nous a ensemble donné bonne memoyre, par laquelle il nous souvient des choses aduenir, absentes et passées: et à vous ne souuient d'aulcune chose sinon du present, et par ceste raison appert tresclairement que nous sommes de plus grande dignité et noblesse que vous aultres.

L'ASNE RESPOND, ET DICT

Frère Anselme, ouyant la renommée de vostre science et   —380→   sagesse, qui volle par toute ceste Prouince, auant que ie vous cogneusse, ny vous eusse ouy parler, sçachez que ie vous tenoys en grande reputation et sagesse, mais a present trouuant le contraire, vous tiens pour vne rude et lourde personne. He, homme de Dieu, estez vous hors du sens et d'entendement? vng enfant de cinq ans ne deburoit dire telles parolles, mais auoir honte de les penser tant seulement. Toutesfois puis qu'auez ainsi perdu la memoyre, maintenant en vous respondant vous declareray (si me sçauez entendre) comme Dieu tout puissant a donné à nous aultres animaulx tous les cinq cens corporelz plus entiers et perfaictz qu'a vous aultres, et meilleure memoire et retentiue. Ouurez donc à ceste heure vos aureilles, et escoutez a mes parolles.

DU PREMIER SENS CORPOREL DE L'ANIMAL

Le premier sens corporel est l'ouyr. Prenez garde si bon vous semble, frere Anselme, que plusieurs et souuentes fois aulcun des filz d'Adam cheuauchant sur quelque animal, soit cheual, ou mulet, est fasché de cheuaucher, specialement en esté, pour la grande chaleur, descendent pour soy refreschir et reposer s'assiet soulz l'umbrage de quelque arbre: tenant ledict cheual, ou mulet par la bride, et venant par le chemin quelque homme de pied, ledict cheual, ou mulet l'oyt venir, oyant son cheminer, et cognoissant que son homme ne le oyt, luy vueillant faire sçauoir tire le frain, et dresse les oreilles, regardant du cousté par lequel l'homme vient, et par telz actes le cheuaulcheur esueillé se leue sur pied et regarde à l'endroit ou il a veu recarder le cheual, ou mulet, et veoit l'homme qui est encore à plus d'ung trait d'arblaleste loing du lieu ou il est, et aulcunes fois sens ledict cheual ou mulet venir quelque Loup, ou Chien, et flict lesdictz actes, tant et si longuement qu'il cognoist que le cheualier le peut bien veoir, ou ouyr: voyez donc, frere Anselme, lequel a meilleure, ou plus subtile ouye le cheual, ou mulet, qui d'ung grand traict d'arbaleste oyt venir l'homme à pied, ou le cheuaucheur, que   —381→   apres que l'homme à pied est deuant luy et le saluë, il n'oyt ces pas, ny ceulx du chien qui passera devant luy. Et cent mille aultres prouues vous donneroys de cela: mais affin que ne prolonge mon parler, ie veulx mettre et faire response a vos prouues et raisons.

DU SECOND SENS CORPOREL DE L'ANIMAL, QUI EST LE VEOIR

Le second sens corporel des animaulx, est le veoir. Quel homme est auiourd'huy au monde, frere Anselme, de tant parfaicte et claire veuë qui puisse veoir choses petites d'une lieuë loing? et l'Aigle, et le Voutour voient et regardent de plus de cinquante lieuës hault en l'air le Connil, ou la Perdrix, ou quelque autre animal vif, ou mort en la terre: et quant à la perfaicte veuë des animaulx il se montre clairement, frere Anselme, aux grandes tenebres ou il faict obscur, et ou les filz d'Adam ne peuuent rien veoir sans lumiere, les nobles Lyons et aultres animaulx, generalement iusques aux Chats, Chiens, et Rats, voyent, et regardent mieulx, et plus clairement que ne font les filz d'Adam en plain iour.

L'ASNE PARLE DE LA PARFAITE VEUE DE L'ASNESSE DU PROPHETE BALAAM

Vous verrez dauantage, frere Anselme, si vous lisez au Chap. 22 du liure des Nombres traictant de l'Asnesse du prophète Balaam, quand le roi Balac l'enuoya pour mauldire le peuple d'Israël. Et nostre seigneur Dieu envoya son Ange, auec l'espée en sa main, affin qu'il ne le laissast passer plus oultre, parquoy l'ange se mist au millieu du chemin. Et voyant l'asnesse l'ange debout auec l'espée, eut peur, et se arresta. Et le prophète ne voyant point l'ange donnoit des esperons a ladicte asnesse pour la faire passer oultre. Et elle ne pouuant souffrir l'iniure que ledict prophète luy faisoit, luy perçant les costez auecques les esperons dict: Mon seigneur, pourquoy me talonnes tu ainsi? As tu iamais veu que ie t'aye faict chose semblable? Tu me bats pour ce que ie   —382→   ne passe oultre, et ie ne puis passer pour l'empeschement de la voye. La dict le Texte, frere Anselme, que nostre seigneur Dieu ouvrit les yeux audict prophete, et en regardant il vit l'Ange, et incontinent luy dict: Pardonne moy, car ie ne sçauoye pas que tu fusses icy. Et l'ange luy dict: Si n'eust esté que l'asnesse s'est arrestée, ie t'eusse tué. Et apres luy commanda de par Dieu qu'il ne maudist pas le peuple d'Israël, et le feist ainsi. Dy moy donc, frere Anselme, qui a meilleure veue, ou les animaulx qui non tant seullement voient les choses corporelles, mais encores voient et regardent clairement les spirituelles, ainsi que font les anges, et vous aultres filz d'Adam ne voyes sinon les choses corporelles. Et cent mille autres preuues vous pourroye donner, mais ie m'en deporte pour faire courte nostre dispute et de pœur de donner ennuy a treshault et puissant prince nostre trescher sire le Roy.

DU TIERS SENS CORPOREL DE L'ANIMAL

Le tiers sens corporel de l'animal c'est le sentir. Quel homme est auiourd'huy au monde, frere Anselme, qui puisse sentir et fleurer aucune odeur bonne ou mauluaise de la distance d'ung traict de pierre? Et les chatz, et les ratz sentent et fleurent le formage ou aultre viande de la longueur d'un traict d'arbaleste. Et encores le maistre des proprietez, donne plus grand tesmoignage de cecy qui est fils de Adam comme vous, disant, que le Vaultour sent les choses mortes de cent lieuës loing.

DE LA NATURE DU SCARABOT

Les Scarabots sont adonnez a viure de la fiente des cheuaulx, muleltz et asnes: et si vous voulez regarder quand aucuns des dictz animaulx a fienté par le chemin, il n'y aura au monde vng seul scarabot, et tantost et soubdainement en verrez venir infinitz de toutes pars, tant est subtil leur sentiment, que de dix, ou douze lieues sentent et fleurent leurs viandes.

DE LA NATURE DES LEURIERS, ET CHIENS COURANS

Voicy encores vne chose plus merueilleuse que les Chiens tous en general et les Leuriers qui sont plus dignes en especial, par   —383→   maniere de parler, suyuront les pas, sentans les traces du Connil, Lieure, ou Perdrix, suiuuant tousiours la voye ou seront passez lesdictz animaulx. En cela, frere Anselme, n'est suffisant aucun filz d'Adam: mais au contraire si lesdictz Chiens qui sont de noz animaulx ne leur monstroient la chasse, iamais par eulx mesmes ne la pourroient trouuer. Et laisse toutes aultres choses, de pœur de prolonger nostre dispute.

DU QUART SENS CORPOREL DE L'ANIMAL

Le quart sens corporel de l'animal est le gouster, du quel, si bien regardes, frere Anselme, vous verrez les Cheuaulx, Muletz, Bœufz, Moutons et aultres animaulx, quand ilz pasturent qu'ilz seront entre plusieurs herbes de diuers goustz et saueurs, qu'ilz preignent les herbes de bonne et doulce saueur, et les mangent, et les aultres de maluaise et amere saueur ilz les laissent. Et de ce quart sens, et du cinquiesme vous donneroys a present cent mille preuues, comme Dieu tout puissant les a donnez a nous aultres animaulx plus entiers, et parfaictz que non à vous. Mais de pœur de non donner ennuy au treshaut prince nostre sire le Roy, et a ses venerables barons, lesquelz ne demandent ny ne s'aggreent sinon en briefz propos, aueques grande science desdictes choses. Et quand a ce que dictes que Dieu tout puissant auec lesdictz cinq sens corporelz vous a donné bonne memoire, et meilleure retentiue que a nous, pour lesquelles choses vous vous souvenez des choses passées, ce que a nous il n'a donné, et qu'il ne nous souuient sinon de ce que nous voyons en presence, ie vous respond que vostre dire est faulx.

L'ASNE DECLARE A FRERE ANSELME LA BONNE MEMOIRE DES ANIMAULX

Car ainsi que vous mesmes sçauez et par pure experience vous voyes tous les iours, les Muletz, Asnes, et Bœufz puis que vne fois ou deux ont esté de la Vigne ou du Iardin a la maison, incontinent apres ilz sçauent retourner tous seulz que nul ne les meine   —384→   ou guide. Et vous aultres irez vne fois ou deux par vng chemin, et y retournant encores vne aultre fois vous foruoierez et fauldrez audict chemin.

DE LA NATURE DES IRONDELLES

Frere Anselme, Vous voyez les petitz des Irondelles voler apres qu'ilz sont grandz, et que l'esté passe, et l'yver approche, pource quilz sont fort delicatz, et craignent le froid, s'en vont auec leurs peres et meres yuerner aux parties des Indes, esquelz lieux quand l'yuer est icy, la est l'esté. Et font cela pour estre en tout temps chauldement. Et apres le printemps, qui est attrempé entre chauld et froid, retournent icy en noz terres, et si les verrez venir tout droict chantans en grand ioye et soulas aux maisons, ou lieux ou sont leurs nidz qu'ilz auoient laissez l'an passé, et reedifient aultres nidz de nouueau pour leurs repos, et pour en iceulx faire leurs petitz: et apres, ainsi comme ie vous dy, l'esté passé ilz s'en retournent tous aux parties des Indes tout droict, sans se fouruoyer, ny faillir iamais leur chemin allant d'icy la, ne venant de la icy: mais en tout temps leur souuient du lieu de leur habitation.

DE LA NATURE DES OYSEAULX ET AULTRES ANIMAULX

Semblable chose font les torterelles et les Cygoignes, et plusieurs aultres oyseaulx, que si ie te vouloys dire comment ilz se gouuernent en leur departir et retour ie seroie trop long. Semblablement comme auec grand diligence font leurs guerres bien et ordonnesment, allans et logeans ensemble. Qu'ainsi soient les Gruës quand vient le temps de leur partement font faire la cryée a deux, ou troys, qui vont quinze ou vingt iours criant a haulte voix par l'air, que toutes s'asemblent, pour aller yuerner en leurs pays chaulx: ie m'en tairay donc pour ceste heure.

DE LA BONNE RETENTIUE DES HOMMES

Il n'est pas nsi de vous aultres, frere Anselme: si ung de vous qui sera de Mallorques s'en va a Barcelonne et est conuyé par   —385→   aucun sien amy en sa maison: retournant en Mallorques, si vne aultre foys retourne en Barcelonne bien souuent oubliera la rue ou est la maison de son amy qui l'auoit conuié l'aultre année, et s'il ne demandoit aux habitans de Barcelonne ou est la maison d'ung tel, iamais ne la trouueroit.

DICT DONC L'ASNE

Lequel donc vous semble, frere Anselme, qui ait meilleure memoire, ou nous aultres animaulx, ou entre vous aultres hommes? par quoy si vous auez aultre raison dictes la moy: car ceste n'est pas suffisante pour prouuer que Dieu vous ait donné meilleure memoire ou souuenance qu'a nous aultres: mais est tout au contraire comme ie vous ay dict et declaré, ne vous vantez donc de pouuoir couurir le Soleil auec vng crible, car vous ne le sçauriez faire.

FRERE ANSELME DICT A MONSIEUR L'ASNE

Seigneur Asne, puis que mes raisons susdictes ne vous plaisent, maintenant ie vous prouueray par viues raisons que entre nous filz d'Adam sommes de plus grande dignité que vous aultres animaulx, et que c'est chose digne que nous soyons voz seigneurs, et vous aultres noz vassaulx et subgietz. Et ce pour nostre beau sçauoir, et grande discretion, auec subtilité d'entendement et plusieurs sciences, bon conseil et prudence que nous auons, obseruons, et gardons en noz gouernements, faictz, marchandises, et plusieurs droictz que nous auons par lesquelz nous suiuons les voyes iustes et bonnes, et laissons et abhorrons les faulses et mauluaises voyes. Et qui suyt la bonne voye et faict bonnes œuures est guerdonné et recompensé, et qui suit la voye contraire est puny selon la mauuaisté. Et vous aultres n'auez riens de cela, sinon comme bestes irraisonnables qui faictes tous vos faictz et œuures bestialement, et sans qu'il y ait aucune raison en voz actes.

RESPOND L'ASNE

He frere, he frere, penser auant que parler c'est sagesse, et   —386→   vous faictes le contraire qui parlez deuant que penser, et cela est grande et haultaine follie meslée auec plus grande ordure, mais ie ne vous dy pas qu'en noz grandz et notables animaulx, mais encore aux plus petitz trouuerez semblable, et plus grand sçauoir, discretion et subtilité desprit, et bon conseil auec prudence meilleure que n'est la vostre. Nous auons entre nous plusieurs droicts et vsages par lesquelz qui faict ce qu'il ne doibt est puny, et qui faict bien est recompensé, comme ie vous declareray (si vostre rudesse le peut entendre) selon mon esprit et entendement; prenez donc garde a mon dire.

LA NATURE ET GOUUERNEMET DES ABEILLES, OU MOUSCHES A MIEL

Le premier des petitz et subtilz animaulx est l'Abeille, que si vous prenez garde, frere Anselme, verrez comme elles se gouuernent en leurs habitations, soubz la conduicte et obeissancede leur Roy, le quel habite au meillieu de ses gens. Et apres au printemps, et en esté de iour et de nuict quand la lune luyt, sortent tous generallement et vont assembler la cire des feulles et des herbes tressubtillement auecques les pieds et mains, et apres assemblent le miel dedans les feuilles et fleurs des herbes, et des arbres, et des aultres plantes, et de la cire font leurs maisons et habitations en diuerses manieres, les vnes rondes, les aultres quarrées, les aultres a triangle: aultres faictes a cinq ou six quarres, pour y demourer et habiter: aultres comme boutiques, et lieux pour mettre leurs viandes et prouisions pour l'yuer, et aultres comme chambres pour nourrir leurs petitz, et domir en yuer, et les accouttrent comme boutiques ou magasins: et apres quilz les ont emplies de miel pour la prouision de l'yuer, elles les ferment d'une bonne et gente closture de cyre a fin que nulle d'entre elles ny touche iusques en yuer. Et lors toutes en general sans proprieté nulle mangent en commun. Et apres que l'yuer est passé, au printemps retournent a leur mestier ainsi comme parauant, et leurs ordonnances sont ainsi faictes,   —387→   que celles qui ne viennent de bonne heure, dorment dehors, qui faict mal, est puni, leur couppent aucunesfoys vng pied, ou vne main, ou la teste, selon que requiert et merite le crime, mettant les pieces en la voye par ou elles passent: pour donner exemple aux autres, pour bien faire et laisser le mal.

DES MOUSCHES GUESPES

Les mousches guespes font le semblable, excepté quelles n'assemblent point de miel, et leurs Roys aussi de mesme: desquelz si ie vous disoyes les ingenieuses besongnes qui sont en leurs demourances pour nourrir leurs petits et comment eulx mesmes se gardent de froid et de chault par les forestz et soulz les vmbraiges, ce seroit chose fort longue, par quoy ie men deporte. Vous est il donc aduis, frere Anselme, que lesdictes abeilles soient sages et ingenieuses? certes oy et ne pourrez dire du contraire, pour nulle raison.

DE LA NATURE DES FORMIS

Aultre petit, et subtil animal, est la tressaige et discrete formis, la sagesse et experience de laquelle voyant Salomon, vng des filz d'Adam qui a esté le plus saige et discret qui soit entre vous aultres, vous reprenant dict au liure par luy faict appellé les Prouerbes, au chap. 6: O paresseux, va t'en a la Formis, et aprens d'elle sens et discretion, et regarde la peine qu'elle prent en esté pour amasser si nourriture, a fin que soy reposant en yuer se donne plaisir et ioye. Or regardes, frere Anselme, et contemples en vous mesme comme sagement et discretement ilz edifient leurs maisons et habitations dessoulz terre en diuerses sortes et manieres: les vnes longues, les autres larges, les vnes pour habiter et demourer, les aultres comme boutiques et magasins, pour mettre leurs viandes et prouisions de l'yuer, les remplissant de froment, orge, lentilles, febues, pois, et aultres victuailles. Et si par aduenture a cause du lieu reumatique que ou pour la pluye leurs viures sont mouillez, quand ilz voient qu'il faict beau iour et   —388→   beau soleil, elles les tirent dehors pour les essuier, et seicher: et quand ilz sont secz, les rapportent dedans leurs boutiques et magasins ou ilz estoient premierement. Et d'auantage pour la crainte qu'elles ont, que leurs dictz viures ne se germent a cause de la chaleur et humidité (qui sont deux causes de generation), trenchent en esté et partissent le grain du froment en deux parties. Et de l'orge, febues, lentilles, ostent l'escorce, et cognoissent elles mesmes par leur sagesse et discretion que le grain du froment séparé en deux parties, et que l'orge, febues, et lentilles dont l'escorce est ostée ne peuuent iamais germer. Dauantage en esté se leuent de grand matin et sortent de leur habitation, vont cercher viures, et ce que chascune trouue a manger, combien qu'elle ait fain, n'en vouldroit pour riens du monde auoir mangé, mais l'apportera loyaument en la maison, a fin qu'il soit mangé en commun, sans aucune proprieté. Dauantage, si aucune desdictes formis trouue grand quantité de viures, s'en retourne fort sagement a ses compaignes, portant vng grain de ce qu'elle a trouué pour leur monstrer, et lors toutes ensemble, ou la plus grande partie d'elles s'en vont auecques l'aultre iusques a ce qu'elle leur ait monstré le lieu, et portent les viures en leur maison et habitation. Oultre plus, si aucune d'elles trouue grande quantité de viures, si comme vne piece de miel, ou aultre semblable chose, voyant qu'elle ne peult seulle suffire a porter si gros faiz, tout incontinent s'en retourne a la maison et le denunce aux aultres. Et lors toutes ensemble, ou celles qui se trouuent en la maison vont auec elle iusques au lieu de la victuaille, et si elles le peuuent porter, ou rouler toutes ensemble, l'emportent tout entier: sinon partissent le tout en plusieurs et diuerses parties, et chascune en porte sa part a la maison. Et quand elles sont venuës, les aultres leur demandent le lieu de la viande ou victuaille que ladicte formis a trouué, et leur disant les enseignes du chemin, tantost s'en vont vne a vne, et auec celles qui l'amenent la premiere chose qu'elles font, elles s'arrestent, et se baisent ainsi que font voz dames Cathelaines quant elles rencontrent   —389→   aucuns de leur congnoissance en la rue venant des pardons, et leur demandent le chemin suyuant les enseignes iusques a ce qu'elles viennent au lieu de la victuaille: et portent leur part a la maison comme leurs aultres compaignes. Se gouuernant toutesfoys soubz lobeissance de leur Roy: et celle qui faict mal est punië selon que le crime est grand ou petit, luy couppant main, pied ou teste, et les corps de celles lesquelles par iuste sentence ont esté mises a mort, sont gettez au chemin le plus prochain de leur habitacions pour donner exemple aux aultres de non faire cas semblable. Et le corps de celles qui meurent par maladie est enterré soulz terre en lieu de sepulture. Oultre plus, si par cas d'aduenture aduient que aucune d'elles soit blessée par quelque filz d'Adam ou aultre animal, et qu'il luy soit couppé aulcun membre, comme piedz, cuisses ou mains, pour laquelle chose elle ne puisse retourner a la maison, incontinent et au commandement de leur Roy elles vont toutes au lieu, et lapportent a la maison, ou elle est bien pensée iusques a ce qu'elle soit guarie, ou morte. Donc, frere Anselme, vous semble il qu'en nous aultres ait autant de sagesse et tant de sens comme en vous? certes ouy et dauantage. Et en cela nul qui veult vser de raison ne peut contredire.

DE LA NATURE DES LANGOUSTES

Je vous veulx parler, frere Anselme, de la sagesse de la Langouste, comme apres que l'esté est passé elles tranchent la terre grasse, et y font une fosse, en la quelle mettent leurs œufz, et les mettant soulz terre s'en vont: et s'en volent aultre part, et sont la plus grande part mangées des oyseaulx, et les aultres a cause du grand froid et gelée meurent. Et apres quand le printemps est venu et que le temps et chauld et humide (qui sont deux causes generatiues), incontinent lesdictz œufz sortent, et naissent Langoustes tant petites qu'il semble que se soient formis de couleur noire, et commencent a manger et a ronger les herbes, et leurs croissent les aille, et en volant s'en vont pour   —390→   leurs affaires: apres mettent leurs œufz soulz terre ainsi comme ie vous ay dict, et font ainsi comme ont faict leurs predecesseurs, sçachans que s'ilz laissoient leurs dictz œufz sur la terre ilz seroient cassez, et par temps de gelée par le froid qui les geleroit se gasteroient tous: par quoy ne sortiroient point, qui seroit cause que leur nation seroit de brief finie et exterminée du monde. En apres elles se gouuernent et conduisent toutes soubz vng Roy, et nul de leur compaignie n'ose voler iusques a ce que ledict Roy volle. Aussi ont entre elles plusieurs ordonnances et coustumes, et qui va au contraire est grifuement puny, lesquelles seroient fort longues a racompter: par quoy cerchez aultres raisons ou preuues pour maintenir vostre faulce opinion, et vous aurez soubdaine responce: mais ne parlez iusques a ce que ayez pensé que vous deuez dire, et vous ne pourrez faillir.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Seigneur Asne, il ne fault ia penser pour cela. Vous sçauez assez et cela est chose claire a tous que les gens constituez en dignité et noblesse mangent les delicates et delicieuses viandes, et ceulx de moindre dignité ou noblesse mangent les grosses viandes et de moindre saueur: donc nous aultres filz d'Adam mangeons plusieurs precieuses et delicates viandes, comme pain de bonne et blanche fleur ou farine, Gruës, Pigeons, Faisants, Perdrix, Beccasses, oyseaulx de riuiere, Herons, Cygoignes, Plongeons, Allouettes, Chappons, poulles d'Inde et communes, Ramiers, Coulonbes, Torterelles, et toute aultre volatille. Et dauantage cerfz, biches, cheureux, daims, porcs, sangliers, lieures, connilz et toute aultre sauuagine: cheureaux, aigneaux, veaux, moutons, bœufz et plusieurs aultres viandes, tant rosties, que boulies ou en paste, en plusieurs et diuerses especes et saulces, comme saulce blanche, saulce noire, saulce grise, cameline, poyurade, vinaigre, verd ius, saulce verd, moustarde, nauetz, aulx, oignons, choux, poreaulx, espinarts, laictuës, oranges, et plusieurs aultres sortes de saulces, selon qu'a chascune sorte de chair   —391→   appartient. Ainsi mesme des poissons: esturgeons, saulmons, truytes, lamprayes, solles, rougetz, grenaulx, barbuës, esquelfins, turbotz, thongres, marsouins, brochetz, carpes, perches, tanches, loches, escreuices, anguilles, et plusieurs aultres et quasi infinies viandes et maniere de poissons gros et menuz. Quand a nostre delicieux et sauoureux breuage, ie vous veulx dire que nous auons plusieurs delicatz et sauoreux vins, ainsi comme Maluesie, Romanie, bastard, muscat, vins Grecz, et de Corse, vernasse, rosette, hypocras, et infinitz aultres vins blancz et vermeilz, fort subtilz, puissantz, aspres, pleins de liqueur, doulx et bruscz, desquelz beuuons a nostre plaisir en tout temps de l'année selon que la disposition et qualité du temps le veult et requiert. Et vous aultres animaulx n'auez semblables viandes ny breuuages: est ce pas assez suffisamment prouué que entre nous filz d'Adam sommes de plus grande dignité et noblesse que vous aultres animaulx? et en tout ce nul qui a vsage de raison ne peut ny doibt dire au contraire.

RESPOND L'ASNE A FRERE ANSELME

Frere Anselme, vous me faictes quasi rire, combien que ie n'en aye enuie. Bon homme de Dieu, ou est vostre sens, et la subtilité que souliez auoir? il semble ia que vous soiez plus lourd et plus grossier qu'ung paisant. Vous cuidez louer les filz d'Adam, et vous les vituperes, comme ainsi soit, que ne pouuez auoir les viandes que vous auez dictes et nommées, sinon en les achetant pour d'argent. Et vous ne pouuez auoir l'argent, sinon en grand trauail, douleur, tribulation et crainte meslée auec peine: en marchandant, bataillant, nauigeant, cheuaulchant: plusieurs et diuerses foys, en voulant amasser argent, vous mourez et estes noyez, penduz, escorchez, decapitez, bruslez, chassez, et emprisonnez, perdant membres, aureilles, mains, et piedz: et apres que vous auez gaigné quelques deniers, estes en plus grand crainte que vous n'estiez auparluant, pensant comme vous les garderez, comme vous les multiplierez,   —392→   aiant tousiours paour et crainte, qu'ilz ne vous soient ostez par la seigneurie. Vous laissez de prendre plusieurs plaisirs et delices pour la crainte qui est en vous, disant: Si ie fais telle chose, la iustice se pourra adresser a moy et me faire perdre mon bien. Aussi auez a souffrir plusieurs hontes, iniures, et despitz, dont ne vous osez venger pour crainte de la iustice, et peur de ne perdre les deniers. Et apres en l'aultre monde auez a rendre compte comme vous les auez gaignez, et en quoy vous les auez employez, et despenduz. Et si vous en auez mal vsé, yrez au feu infernal duquel iamais ne pourrez sortir. Et apres qu'auez amassé argent, si ne pouuez vous auoir pain de blanche fleur, ou farine, sinon auec grand mal, grand trauail, et sueur de vostre visage, car vous auez a labourer, semer, cuillir, moissonner, et separer la paille du grain, crybler, mouldre, pestrir, et cuyre au four: et tout cela auec grand anguoisse, et trauail. Et mesmement aussi a cuyre les aultres viandes, couppant boys, allumant feu, plorant a cause de la fumée qui entre par les yeulx, pilant, broyant, passant, coulant, pressant, et chauffant les saulces, et espèces par vous nommées.

L'ASNE DICT A FRERE ANSELME LES VIANDES QUI LEUR SONT PROPRES

Frere Anselme, Nous aultres mangeons delicatement les viandes, ainsi comme bon froment, orge, aueyne, seigle, mil, febues, pois, lentilles, rys, et semblables semences. Et quant aux fruictz, nous mangeons raisins, figues, pesches, abricotz, prunes, pommes, poyres, cerises, grenades, citrons, melons, et plusieurs aultres bons fruictz de diuerses sortes: et ne mangeons iamais sinon des plus meurs, et des meilleurs. Et aduient que quand vous aultres voulez cuillir d'iceulx fruictz pour vostre manger, vous ne trouuez que les plus meschans et vieulx, et mangerez tout cela ioyeusement en despit de vous, sans que nous en payons maille ny denier. Vous aultres payez et nous aultres mangeons. Vous plantez les iardins et nous mangeons   —393→   les fruictz. Vous creusez les puits et nous beuuons l'eau: dauantaige, nous mangeons plusieurs bonnes ortuailles, ainsi comme choux, nauets, laictuës, espinards, et plusieurs aultres sortes, desquelles ie me tays de peur d'estre trop long. Et tout sans fascherie ny trauail de labourer, semer, cueillir, mouldre, pestrir, cuysiner, ny allumer feu, et mangeons chascun iour tant qu'il nous est mestier, et le reste laissons a vous aultres, qui nous le gardez iusques au lendemain: et fault que de la garde vous payez les vignerons, iardiniers, et aultres gardiens. Et quant aux aultres viandes de chair, et de poisson, et des saulces dont vous auez parlé, en despit de vous, nous animaulx en mangeons plusieurs et diuerses fois deuant vous aultres: ainsi comme chiens, chatz, ratz, mousches, formis, et ce par leur glotonnie, car nul aultre animal n'en vouldroit auoir mangé. Je vous dy dauantage, que pour les diuerses sortes de viandes lesquelles apres grandes peines vous mangez, ils vous suruient plusieurs sortes de maladies: ainsi comme fiebures quotidianes, tierces, et quartes, mal d'estomach, et de costé, mal de roignons, roignes, podagres, ydropisie, gouttes, coliques, et souffrez autant de sortes de maladie que vous auez de viandes. Et dauantaige, voulant auoir guarison desdictes maladies, il nous conuient souffrir plusieurs peines et tormens de faire incision en vostre chair, cauteriser auecques le fer chault le lieu du mal, boyre syrops, prendre purgations de rude et mauluaise saueur, lesquelles vous font deuenir secz, saignées, diettes, et vous fault abstenir des desirs de la chair, et plusieurs aultres trauaulx, lesquelx seroient longs a racompter, desquelz nous autres sommes exempts et asseurez. Donc, frere Anselme, laquelle est la vie des Seigneurs? la nostre qui est sans trauail et peril, et reposée? Certes c'est la nostre, et la vostre est au contraire, parquoy si auez aultre raison que la dessusdicte, bien vous seruira.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Reuerend Asne, l'aultre raison par laquelle appert clairement et manifestement que nous sommes de plus grande dignité que   —394→   vous aultres est, pour les grands plaisirs et copieuses voluptez que auons en nos haulx, grands, et amples Palais et maisons, belles dances de diuerses sortes de Dames, pour rire, chanter, iouer des orgues, leutz, harpes, guyterres, violles, viollons, psalterions, rebecz, cornemuses, haulboys, cornetz, trompettes, clerons, tabourins, fleutes, flaioletz, larigotz: et plusieurs aultres sortes et maniere d'instrumens aux nopces, festins, banquets, et assemblées. Vestans beaulx vestemens, nous aornans de plusieurs belles chesnes, ymages, deuises d'or, et d'argent, auec plusieurs beaulx ioyaulx: à sçauoir pierres precieuses de plusieurs et diuerses couleurs, qui ressemblent bien estre choses dignes de Seigneurs, et non de vassaulx. Ie vous ay donc clairement prouué mon opinion estre vraye, et qu'il est raisonnable que nous debuons estre vos Seigneurs, et vous aultres estre nos vassaulx et subiectz.

COMMENT L'ASNE PROUE A FRERE ANSELME LE CONTRAIRE DE SON DIRE

Il me semble, frere Anselme, que vous estes vng peu doulx de sel, et tiré a volunté desordonnée: et tout procede de petit et debile entendement: et ne le tiens a mal, car vous estes desormais vieil et hors de memoyre. Bon homme de Dieu, ne sçauez vous pas, que les plaisirs desquelz s'ensuiuent pleurs et douleurs ne doibuent estre appellez plaisirs? Comment vous pouuez vous donc louer de ce qui n'est aultre chose que fumée qui tantost passe? Car vous aultres auez, en lieu et change du festin et des nopces, le conuoy qui se faict quand vous estes mors a vous enterrer: en lieu de rire les pleurs, en lieu de ioye desplaisir, en lieu de chansons les grands crys à la mort, en lieu des grandes maisons et somptueux Palaix les estroictes et petites fosses, en lieu des chambres les prisons, en lieu des deuises, chesnes et couliers au col, en lieu de bien vous aduient mal et dommaige; parquoy cerchez aultre raison pour prouuer vostre faulse opinion: car ie croy, que peu en trouuerrez desormais.

  —395→  

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Nostre maistre l'Asne, l'aultre raison pour laquelle nous debuons estre vos Seigneurs, et vous nos vassaulx, c'est que Dieu nous a donné Loy, et non pas a vous aultres: laquelle Loy nous commande que faisions bien, et que euitions le mal. En apres nous faisons oraisons et ieusnes, et donnons dismes et premices; nous faisons aulmosnes, et nous sont venuz des Prophetes et messagiers de Dieu, et ne sont pas venuz a vous aultres: parquoy ces choses sont grandes dignitez de Seigneurs, telz que nous sommes, ce que vous ni n'auez entre vous animaulx.

LA RESPOSE DE L'ASNE

Frere Anselme, qui beaucoup parle souuent erre, et ainsi en prent il a vous. Et toutes fois vous voulez que vostre raison soit receuë, et là ou vous cuydez faire honneur aux filz de Adam vous leur faites vilennie et deshonneur, par ce que vous n'entendez pas comme vous parlez, ny ce que vous dictes. Et tout ainsi que vous vous louez que Dieu vous a donné Loy et ne l'a point donnée a nous autres, en cela vous vous faictes grand deshonneur et vitupere, et a nous grand honneur. Comme ainsi soit, que si l'homme fust demouré en l'estat que Dieu le créa, il n'eust esté mestier que Dieu luy eust donné Loy: car Dieu le crea iuste, pur, innocent, et sans peché, et luy, trespassant le commandement de Dieu, pecha, parquoy fut incontinent puny, et iecté de paradis terrestre: et ses enfans par enuie tuerent l'ung l'aultre. En apres feirent larrecins, rapines, faulx tesmoignages, adulteres, blasphemes, faulx sermens: et plusieurs aultres maulx, vices, abominations, et abominables pechez: si comme sodomites, et homicides, pour lequelles choses a esté necessaire qu'il vous a esté donné Loy, vous voyant faire telles choses. Quant a nous aultres, nous n'en auons certes nul mestier: car ainsi comme Dieu nous créa le premier iour, ainsi auons demouré iusques auiourdhuy, le louant et benissant sans faire nul   —396→   mauluais peché. Parquoy regardez si cela est honneur, ou vitupere. Et si auec raison vous vous debuez louer du faict que vous dictes, quant aux oraisons par lesquelles vous priez, Dieu qui vous pardonne les pechez, offenses, et maulx que vous faictes: nous aultres n'en auons nul besoing: car nous ne faisons mal ne peché.

ICY DECLARE L'ASNE A FRERE ANSELME LE IEUSNE DES FILZ D'ADAM

Le ieusne que vous ieusnez, Dieu le vous a ordonné par le peché de glotonnie, le faisant iustement et ainsi qu'il appartient, mais vous ne faictes pas ainsi comme Dieu vous commande: ains le iour du ieusne commettez beaucoup plus de peché de glotonnie, que à vng aultre iour: car il vous fault plus de viandes et plus exquises que aux aultres iours; et pour ieusner vna iour vous auez troys iours bons a bien manger, car le iour deuant le ieusne, vous dictes: mangeons, et beuuons bien, car demain nous fault ieusner. Le iour du ieusne, dictes: mangeons, et beuuons bien auiourd'huy, car nous ieusnons. Le lendemain du ieusne, dictes: mangeons, et beuuons bien auiourd'huy, car nous ieusnasmes hyer. Et tel ieusne, frere Anselme, n'est bon ne iuste, ne aussi faict comme Dieu le commande. Et aussi disoit ce grand prophete Esaie en la personne de Dieu, disant: Est cela le ieusne (comme dict Dieu) que i'ay esleu? et voy qu'il veult dire certes non; mais veulx tu sçauoir le ieusne que i'ay esleu? Brise ton pain a ceulx qui ont faim, et fais entrer en ta maison ceulx qui ont necessité, et sont malades, leur donnant de ce que Dieu t'aura donné. Verras tu ton prochain tout nud, et tu seras par tout couuert? car c'est ta chair, parquoy tu ne mespriseras point ton prochain: ayant faict ainsi tu inuoqueras Dieu, et il te exaulcera: tu cryeras a luy, et il te dira: me voycy. Mais vous aultres, frere Anselme, ne faictes rien de tout cela a vostre prochain, mais plus tost en dictes mal, et en parlez meschamment par grande trahison: car deuant sa face luy riez,   —397→   et incontinent en derriere dictes mal de luy et en detracterez. Et nous aultres, frere Anselme, ne faisons rien de cela, ny ne sommes flatteurs disans bien et louans nos semblables en leur presence, ny ne sommes traistres en disant mal d'eulx en derriere.

L'ASNE DICT A FRERE ANSELME LES LARCINS QUE FONT LES FILZ D'ADAM

Les dismes, premices, et aulmosnes que vous faictes, c'est des larcins que faictes les vngs aux aultres, ostant cela du bien de vostre semblable, secrettement, aulcunesfois en public et par force, et faisant mal en faulx poix, faulces et desloyalles mesures, en mal acquerant, assemblez tout ce que pouuez: et vous aultres malheureux qui assemblez et amassez pour ceulx qui ne vous en sçauront gré, c'est a sçauoir pour le mary de vostre femme quand vous serez mors, ou pour le mary de vostre fille, ou la femme de vostre filz, lesquelz se donneront du bontemps auec les biens que vous leurs laisserez, et vous en rendrez compte à Dieu: mais nous, nous sommes netz de ces pechez, et mauluaisiez, qui est vng degré de seigneurie.

L'ASNE PARLE A FRERE ANSELME DES PROPHETES ENUOYEZ AUX FILZ D'ADAM

Les prophetes que dictes qui ne sont venuz a nous aultres, mais seulement a vous, c'est a vostre honte et vergoigne. Car les prophetes ne sont point enuoyez sinon pour faire faire ce qui est bon, et euiter ce qui est mauluais, ainsi que dict toute l'Escripture, et nous aultres n'en auons que faire: car comme ie vous ay dict, nous ne faisons sinon tout bien, sans greuer aultruy.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Qvel bien est ce, seigneur Asne, que vous aultres faictes sans mal? C'est chose vraye que les sauterelles font grand mal et dommaige aux bledz, et fruictz: et mesme aussi plusieurs   —398→   aultres oyseaulx, ainsi que corneilles, et corbeaulx. Dauantage les ratz font dommage a toutes choses qui se mangent, et aux robbes et vestemens, et les Millans aux Poulletz, les Chiens et les Chatz desrobent les viandes. Et le Loup, et plusieurs aultres animaulx viuent de larcins et rapines: ainsi comme les Renards, qui desrobent les gelines: parquoy vostre dire est faulx.

L'ASNE RESPOND A FRERE ANSELME

Frere Anselme, il me semble que vous estes vng peu doulx de sel, et legier de poix. Comme il soit ainsi que les larcins et maulx que font les filz d'Adam, il ne leur est pas licite de les faire: et les dommages que vous dictes que font nos animaulx dessusdictz, ce n'est pas peché enuers Dieu, ains leur est licite de ce faire: car Dieu leurs a donné et ordonné vie en semblables choses, et mesme dict Iesus Christ en l'Euangile parlant aux hommes. Regardez aux oyseaulx du ciel lesquelz ne sement, ne labourent, et vostre pere celeste les repaist, et saoule. Vous ne debuez pas entendre, frere Anselme, que Dieu leur donne a manger auec sa main: mais il veult dire qu'il leur a ordonné vie et maniere de viure. C'est à sçauoir des choses deuant dictes. Et cela est dignité de Seigneurs manger, et boyre, et ne trauailler point, comme vous aultres. Parquoy, bon homme, laissez aller ceste fantasie, et vous tenez pour vaincu, puis que ne sçauez donner raison aulcune qui soit iuste ne vraye.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE DES VESTEMENS DES FILZ D'ADAM

Seigneur Asne, l'aultre raison pourquoy nous debuons estre vos Seigneurs est, pour les beaulx vestemens de soye que nous portons, ainsi comme pourpre, velouz, satin, damas, cotton, lyn, et layne bien fourrez d'ermines, martres, lubernes, fouynes, ceruiers, et plusieurs aultres, desquelz voulant parler a present seroit chose fort longue. Donc comme semblables vestemens ne soyent sinon pour les Seigneurs, et vous aultres estes priuez de semblable chose, raison et iustice veullent que nous soyons Seigneurs de vous, et que vous soyez nos vassaulx et subiectz.

  —399→  

RESPOND L'ASNE A FRERE ANSELME

Frere Anselme, qui ne regarde deuant, il chet en arriere, ainsi vous en prent il: car quant vous parlez ne pensez pas a ce que vous dictes, veu que vos parolles sont toutes contre vous: et vous cuydant louer, vous vituperez: car vous dictes clairement qu'estes larrons, et vous vous tenez pour telz, tant estes surmonté de vostre volunté: car comme vous sçauez les plus nobles vestemens que vous portez, ou vestez, sont de sove et de layne. Et vous sçauez assez que les verms et animaulz de la soye par leur grande industrie et sagesse font leurs maisons de soye pour en icelles demourer, dormir, et repouser, pour estre chauldement en yuer, pour se garder du vent et de la pluye, et pour faire leurs œufz dedans: et vous aultres leur ostez par force leur desrobant pour en faire vos vestemens. Puis donc que la soye sort de leur corps, ilz deburoient plus tost estre appellez Seigneurs, et s'en deburoient mieulx glorifier et plus iustement que vous qui les ostez et desrobez.

L'ASNE DICT A FRERE ANSELME LA NATURE DES ANIMAULX

Ainsi est il de la layne: Dieu l'a donnée aux animaulx pour les garder du froit, du vent, et de la pluye. Et vous aultres leur ostez par force, et en faictes vos vestemens. Donc vous louez vous faulcement de cela, ce que plus tost deburions faire entre nous, reprochant a vous aultres filz d'Adam, que nous vous donnons pour vous vestir, par le moyen desquelz vestemens vous estes gardez du vent du froit, et de la pluye. Ainsi est-il des formes que vous dictes auoir: car ce sont peaulx de nos animaulx, lesquelles vous leur prenez, et desrobez.

L'ASNE DECLARE A FRERE ANSELME LES PEINES QU'ONT LES HOMMES POUR EULX VESTIR

Mais Dieu tout puissant, lequel ne laisse nul mal impuny, vous punist de vostre mal faict, et larcin en ce monde deuant qu'en l'aultre, vous donnant plusieurs trauaulx et tormens de   —400→   ladicte soye, et layne à la lauer, nettoyer, blanchir, carder, filler, desuuider, tordre, ordir, tiltre, taindre, et coupper: et mille aultres trauaulx, lesquelz seroient longs a compter, et desquelz aurez vergongne et honte en les comptant. N'auez vous donc point honte en les comptant? n'auez vous donc point honte d'en parler seulement, en vous louant de ce dont nous aultres par raison deburions auoir la louange? parquoy pensez aultre raison, et vous aurez telle response que ie vous feray taire.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Messire l'Asne, encore dauantage debuons nous estre vos Seigneurs, pour autant que nous auons Roys, Princes, Ducz, Marquis, Contes, Barons, Seigneurs, Prelatz, Docteurs, Philosophes, Presidens, Conseilliers, Aduocatz, Procureurs, Secretaires, Notaires, Rimeurs, Chantres, et Laboureurs. Et toutes telles choses appartiennent a Seigneurs et non a vassaulx telz que vous aultres animaulx estes.

L'ASNE RESPOND A FRERE ANSELME

Frere Anselme, vng bien faict ne couste rien, vous descouurez tousiours tous vos maulx, vous voulant faulcement louer. Car nos animaulx tout ainsi que vous, auons Roys, Seigneurs, Officiers, Chantres, et beaulx parleurs, comme vous auez: qu'il ne soit ainsi, regardez les abeilles, comme elles sont toutes soulz l'obeissance de leur Roy, ainsi comme cy dessus vous ay dict: et trouuerrez que Dieu les a toutes crées auec vng aguillon pour la defense de leurs corps, et a crée leur Roy sans aguillon, pour donner a entendre que les Roys et Seigneurs doibuent estre misericordieux et benings, sans aguillon de cruaulté et mauluaistié.

L'ASNE DICT A FRERE ANSELME

Le Roy nostre Sire que premier debuons nommer, est Roy de tous nos animaulx par sa grande vaillance, noblesse, et magnanimité de courage. Il est large et liberal sans auarice: et cela   —401→   est clair et notoire a tout le monde: et quant il prent aulcune viande il en mange fort peu, et le demourant mangent ses seruiteurs et courtisans, lesquelz suyuent sa noble court. Quant a sa vaillance il n'est besoing d'en parler: car luy tout seul assauldra mille de vous aultres filz d'Adam, et vostre Roy auec, qu'il ne tournera pas seulement la face. Et quant vous mesmes voulez louer quelque filz d'Adam, vous dictes communement, il est vaillant comme vng Lyon.

L'ASNE PARLE A FRERE ANSELME DES OYSEAULX, ET AUTRES ANIMAULX

Les oyseaulx ont aussi pour leur roy l'aigle: les formis, et les Langoustes ont leur Roy comme vous ay dict cy dessus: d'escripuains et notaires il ne nous en fault point: aultrement nous en aurions aussi bien que vous. Car telles gens ne seruent sinon pour escripre les proces, plaits, et questions, qui iournellement sont entre vous par les larcins et rapines que vous faictes les vngs aulx aultres, nyant la verité, et soustenant le mensonge: et nous aultres ne faisons rien de tout cela. Nous auons aussi de tres bons architectes, ainsi comme les arondelles, guespes, et plusieurs aultres a edifier leurs nidz, maisons, et habitations. De Docteurs, Philosophes, rimeurs, et beaulx parleurs en auons assez, mais pource que vous n'entendez leurs langages, vous vous en mocquez ainsi que faict le Chrestien du Maure, et le Maure du Chrestien, et de son parler: et cela vient pource que l'ung n'entend point l'aultre: par semblable maniere estes vous: car pource que vous n'entendez pas le parler, ou langage des animaulx, vous pensez qu'il n'y ayt nulle science en eulx. Et vous veulx donner a entendre que toutes les chansons que chantent les oyseaulx: ainsi que papegaulx, rossignolz, linottes, chardonneretz, allouettes et verdiers: sont toutes faictes en ritme, et bien rethoriquement dictées: tellement que si vous les entendiez elles vous sembleroient beaucoup plus subtiles, et mieulx ordonnées que ne sont les vostres: nous auons aussi bons chantres,   —402→   et musiciens, comme les oyseaulx dessusdictz desquelz vous mesmes dictes quand vous voulez louer aulcun chantre des filz d'Adam: il chante si doulcement, qu'il semble vng Rossignol.

L'ASNE DICT LE BON GOUUERNEMET DU ROY DES ANIMAULX

Je vous veulx bien dire et declarer, frere Anselme, que nos Roys sont meilleurs a gouuerner leurs subiectz, que les vostres, et sont plus misericordieux e ceulx qui sont soubmis a eulx, que les vostres: car vos Roys n'ayment leurs subiectz sinon pour le proffit, qu'ilz ont d'eulx: ainsi comme dismes, truages, tailles, impositions, gabelles, et victuailles, et plusieurs aultres proffitz, et vtilisez qu'ilz reçoyuent d'eulx. Et pource que par eulx se deffendent de leurs ennemis. Et cela est vng signe de cupidité, et misere: car la raison veult que le Roy, ou Seigneur soit clement, piteux, et misericordieux, iuste, faisant iustice en tout temps, qui est rendre a chascun ce qui est sien, ne desguysant la iustice par auarice, ne par faueur, ne par crainte, gardant, et accomplissant tousiours ce que Dieu veult, et commande, qui est le vray Roy des Roys, et Seigneur des Seigneurs, ainsi que font les Roys des animaulx, selon que cy apres vous declareray. Le treshault prince et Roy des Animaulx, est le Lyon: et sçachez, que aux assemblées, brigues, guerres, et batailles il est tousiours le premier, et se met souuent en peril de mort pour ses gens, et ce pour la pitié qu'il a d'eulx: et ce qui est a eulx il leur donne sans qu'il vueille rien auoir prins d'eulx, ne par leur propre gré, ne par force. Aussi vous veulx dire du Roy des formis, et des langoustes comme ilz sont piteux, et misericordieux en tous leur faits et gouuernemens, sans qu'ilz prennent iamais nul droit sur leurs gens. Et aussi comme les Roys des Gruës pour la grande pitié et compassion qu'ilz ont de leurs subiectz, eulx mesmes font le guet de nuyt pendant que leurs gens dorment. Et le semblable font tous les aultres Roys des Animaulx pource qu'ilz ont pitié de leurs vassaulx, et ne vsurpent   —403→   iamais aulcun droit ny truage, et ne demandent iamais rien a nully. Quant aux seruiteurs et officiers de vos Roys trespassez, lors que vos Roys nouueaulx entrent en nouuelle Seigneurie, ilz font du seruice a ceulx qui seruoient leurs peres, et les recompensant mal de leurs bons seruices, faisant aultres nouueaulx seruiteurs, et bien soutient (affin que la seigneurie soit toute a eulx) ilz tuent leurs freres, oncles, et parens, ou les mettent en prison, ou bannissent perpetuellement. Et craignant perdre la Seigneurie temporelle, laissent aller et perdre la spirituelle. Mais entre nous animaulx ne faisons rien de tout cela, quand il aduient qu'ung aultre entre en nouuelle Seigneurie. Parquoy cerchez autre raison pour prouuer vostre faulse opinion estre vraye, et vous aurez response.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Seigneur Asne, l'aultre raison que nous sommes de plus grande noblesse et dignité que vous, et par raison debuons estre vos Seigneurs, et vous nos vassaulx, est pource que nous sommes fait tous a vne semblance, qui est semblable a l'unité de Dieu, lequel est vng tant seulement, et vous aultres estes fais a infinies semblances et figures. Aussi Dieu a compose en nous troys choses dignes de grande admiration.

LA PREMIERE MERUEILLE QUI EST EN LA SEMBLANCE DES FILZ D'ADAM

Le premier est, que de cent mille hommes, ou femmes vous n'en trouuerez point cinq ou six qui se ressemblent de visaige: combien que tout ce qui est au visaige de l'vng soit au visaige de l'aultre: car ilz ont tous front, sourcilz, paupieres, yeulx, nez, lebures, barbes, et auec tout ce, ne ressemblent les vngs aux aultres.

DE LA SECONDE MERUEILLE, QUI EST LE PARLER

Quant est du second, ilz ont tous Langue auec laquelle ilz parlent et chantent, et si ne verrez iamais que le parler, et le chant   —404→   de l'ung ressemble au parler et chant de l'aultre: mais si aulcun d'eulx a vng amy cognoissant priué, ou familier, lequel soit en lieu qui ne le puisse veoyr et le oyt parler, ou chanter, cognoistra qui ce sera, et le nommera par son nom sans que en cela il faille iamais.

DE LA TIERCE MERUEILLE, QUI EST L'ESCRIPTURE

Le tiers est, que les lettres desquelles ilz escripuent, sont 23 en nombre, et chascune lettre ha sa figure, ou semblance: et s'il y a cent mille escripuains, et que tous escripuent vne mesme chanson, combien qu'ilz escripuent tout d'ung encre, et auecq vne mesme plume, encore auecq tout cela iamais l'escripture ne se ressemble, ains chascune escripture sera cogneuë de la main de celuy quil'aura escripte. Et cela est vne grand grace que Dieu nous a faicte. Car si tous les hommes, ou les femmes se ressembloyent, plusieurs maulx et inconnuiens s'en ensuyuroient: car le pere pourroit auoir affaire auec sa fille, pensant que ce fut sa femme, ou auoir affaire auec la femme de son filz, pensant que fut vne aultre femme. Et aussi mesme feroyent mal les femmes recepuant en la maison aultres que leurs marys, et cela parce que la semblance seroit toute vne: l'ung entrer en la maison de l'aultre, et luy oster tout ce qui trouuerait en la maison: et par ce moyen tout le monde seroit destruit et deffaict. Mesmes aussi on ne sçauroit lequel est le Pape, ou lequel est le Roy: car chascun soy vestant de vestures royalles, ou papales, se pourroit dire vng Roy, ou vng Pape, que le peuple ne pourroit contre dire, ou contester: et cela par la semblance, qui seroit tout vne. Dauantage le Juif ne seroit cogneu du Chrestien, ny le Maure du Iuif, et pourroient auoir affaire auec les Chrestiennes, et infiniz aultres maulx se ensuiuroient, si tous les hommes se ressembloyent: tellement qu'il n'y a mal qui ne s'en ensuiuit, et seroit tout le monde perdu. Semblables maulx et inconueniens se ensuiuroient, si tous les hommes se ressembloyent au parler, car la nuict on pourroit hurter a la porte de quelqu'ung qui seroit   —405→   absent, en disant: Ouurez, ma dame: et lors la Dame pour la semblance de la voix de son mary, luy ouuriroit: et infiniz aultres maulx et erreurs se ensuiuroient, que si ie les vouloys tous declarer ce seroit chose trop longue. Ainsi mesme de l'escripture, si toutes les lettres se ressembloyent: vng simple homme pourroit escripre en la personne d'ung Roy quelque lettre addressant a vng gouuerneur, ou chastellain, lequel tiendroit quelque chasteau pour iceluy Roy, luy mandant: Sur peine de encourir nostre ire et indignation, que incontinent nostre lettre Royalle veuë, tu donnes, et assignes le chasteau que tu tiens pour nous en garde, au porteur de ladicte lettre, et venir incontinent deuant nostre royalle presence. Dauantage, escripuant en la personne du Pape, que la presente veuë, vng tel soit mis en possession d'une telle Euesché, ou dignité. Oultre plus, se pourroit escripre en la personne d'aulcun marchant a quelque sien facteur estant en Alexandrie ou ailleurs ou il seroit: Que la presente veuë, et sans aulcune dilation, tu donnes, et payes tant de ducatz a vng tel, lesquelz sont pour la valeur que i'ay icy receu de luy; desquelles choses aduiendroit vng grand mal, et pour destruyre le monde en vng an. Mais vous aultres animaulx n'auez rien de tout cela, ny de ces merueilles, ains vous vous ressemblez tous. C'est a sçauoir tous les Lyons se ressemblent, tous les bœufz se ressemblent, tous les moutons se ressemblent. Et pour cela entre vous aultres, le filz a affaire a sa mere, le frere a sa sœur, pensant que ce soit sa femelle, pource que tous se ressemblent en la face, et en tous les aultres membres. Et pource que vous vous ressemblez a la voix, ou cry, quand le filz de la vache crye, incontinent la mere s'approche de luy pensant que ce soit son masle, et le filz a affaire auec elle pensant que ce soit sa femelle: et tout cela aduient pour autant qu'ilz se ressemblent de cry et de voix. Telle est la façon des cheuaulx et iumens, lyons et lyonnesses. Et en ceste sorte les petitz animaulx, ainsi comme chiens, chatz, ratz se conduysent. Il appert donc assez clairement que nous sommes de plus grande noblesse et dignité que vous aultres.

  —406→  

L'ASNE RESPOND A FRERE ANSELME, ET DICT

Frere Anselme, il me semble clairement que vous estes hors de vostre memoyre: car pour vostre oultre cuydance vos parrolles sont follies et fantasies et n'entendez la question. Car si vous estes tous d'une semblance mesme, aussi tous de diuerses, et quasi infinies voluntez et langues, et estes diuisez en vne chose: en laquelle si vous estiez sages, ou qu'il y eut en vous quelque discretion, vous debuez estre tout d'ung accord, c'est a sçauoir en la loy de Dieu, et en la foy de Iesvs Christ son filz, en laquelle vous debuez estre sauluez. Car il y a entre vous aultres des mauluais, des Iuifz, des Chrestiens, des Turcs, des Sarrazins, des Tartares, des Sauluaiges, et aultres infinitz, lesquez n'ont, ne entendent, aulcune Loy: et toutesfois chascun d'eulx dict, et croyt, qu'il tient et suit la verité, et tous les aultres trouuentet suyuent le mensonge et faulseté: et de cela iure et faict serment, et croyt fermement qu'il est ainsi. Aultres d'entre vous laissent Dieu tout puissant et adorent le Soleil, les aultres la Lune, les aultres les ymages et ydoles d'or, d'argent, et de pierres, lesquelles ne vallent, ny ne peuuent valoir rien, ny pour eulx mesmes, ny pour les aultres.

DES ANIMAUX, LESQUELZ SONT TOUS FAICTZ EN PLUSIEURS SEMBLANCES, ET COMME ILZ SONT TOUS D'UNE PENSÉE ET VOLUNTÉ A ADORER VNG SEUL DIEU, QUI LES A CRÉEZ

Nous aultres auec nos diuerses semblances, tout d'vng accord et d'une pensée croyons et adorons vng seul Dieu, lequel nous a faictz. Et luy voyant nostre bonne et pure intention, nous donne a boyre et a manger sans peine, sans trauail de labourer, de semer, ny creuser puits: et vous aultres auec telle, et si belle semblance que vous dictes auoir, pource que vous ne faictes pas ce qu'il veult et commande, il ne vous donne a manger ny a boyre sinon auecques grand trauail et sueur de vostre visaige. Donc, frere Anselme, lequel vous semble plus grande noblesse et dignité, manger et boyre en lyesse et repos, ou manger et boyre   —407→   en trauail et tristesse? Et quant a ce que dictes de nos semblances et de nos voix, pour raison desquelles dictes que auons affaire auec nos meres, et auec nos sœurs, vous ne sçauez ce que vous dictes: car nous ne faisons point semblables choses par faulte de cognoissance, mais nous le faisons pource qu'il nous est licite, et Dieu ne le nous a pas defendu, et le vous veulx declarer si le pouuez entendre. Frere Anselme, ainsi comme vous pouuez veoir par claire et manifeste experience, tous les iours aduient qu'il naistra en vne nuict cent, ou deux cens animaulx, veaulx, ou cheureaulx: et le lendemain leurs meres vont a la pasture, et leurs enfans demourent à la maison: et sur l'heure de vespres, au retour de la pasture, combien que toutes se ressemblent en leurs faces et en leurs voix, toutesfois chascun des enfans va tout droict a sa mere sans qu'il soit mestier que quelqu'ung leur monstre, et ne fauldront point: c'est à sçauoir que nul d'entre eulx ne s'addresse a aultre qu'a sa mere propre. Vous pouuez donc assez clairement veoir que auoir affaire a nos meres et sœurs n'est pas faulte de cognoissance, que nous ayons: mais Dieu la nous a donnée meilleure et plus perfaicte qu'a vous: car vous aultres, combien que ne vous ressembliez en rien, ains chascun a sa semblance et voix toute differente de l'aultre, qui est chose plus facile a cognoistre: toutesfois quand vous naissez, ie ne dy pas le lendemain, mais vous estes encore cinq, ou six moys que iournellement voyez vos peres et meres, et auec tout cela ne les congnoissez, et ne sçauriez faire discretion, ou difference d'eulx auec aultres personnes estranges. Mais vous appellez tous les hommes que vous voyez, papa, et toutes les femmes, mama: pensans que tous les hommes sont vos Peres, et toutes les femmes, vos Meres. Donc bon homme de Dieu, quand vous vouldrez parler, pensez y bien premierement, et vous ne fauldrez point. Et si vous auez aultres raisons pour prouuer vostre faulse opinion, amenez la en auant, et vous aurez response.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Reuerendissime Asne, la raison pour prouuer que nous sommes   —408→   de plus grande noblesse et dignité que vous aultres animaulx, et que par iuste raison nous debuons estre vos Seigneurs, est que nous vous vendons et achaptons, nous vous donnons a manger et a boyre, et vous gardons de chault et de froit, des Lyons, et des loups, et vous faisons des medecines quand vous estes malades. Faisans tout cela pour la pitié et misericorde que nous auons de vous. Et nul communement exerce telles œuures de pytié, sinon les Seigneurs a leurs subiectz et esclaues.

L'ASNE RESPOND A FRERE ANSELME

Frere Anselme, vostre raison est de petite valeur, car si pour nous achapter et vendre nous debuons estre vos subiectz et esclaues, et vous nos Seigneurs, donc par semblable raison doibuent estre les Chrestiens, et les Maures, mais cela n'est sinon force et vsurpation: et ou la force regne, droit ne raison n'ont lieu. Et quant a ce que dictes que vous nous donnez a manger et boyre, et nous gardez de froid, de chault, et de tous maulx, vous ne le faictes sinon pour le prosfit de vous mesmes: car nostre bien est vostre proffit, et nostre mal est vostre dommage, et ne le faictes pas par pitié ne compassion que ayez de nous, mais vous le faictes de crainte que vous auez que nous ne mourions: car par nostre mort vous perdez les deniers desquelz nous auez achaptez. Et vous ne beuriez point de laict, ny ne mangeriez point de fromage, de beurre, ny de cresme: vous n'auriez point de laynes pour faire draps, ne de peaulx d'aigneaulx pour faire fourreures: ains mourriez de froit, vous yriez a pied, et si porteriez les charges a vostre col, comme bastiers, sans nostre ayde. Et de ce que dictes que auez pitié de nous, vous prenez les aigneaulx, veaulx et cheureaulx, et les enfermez, les separans de leurs meres, et les laissez mourir de soif, affin de boire leur laict, lequel Dieu a ordonné pour leur nourriture, et en faictes fromage, combien que vous ayez fort bonne eauë, et plusieurs et diuerses sortes de vins que vous pouuez boyre. Auez vous iamais veu, frere Anselme, aduenir que aulcuns   —409→   d'entre nos animaulx boyuent du laict apres qu'ilz sont seurez, et qu'ilz ne tettent plus? Mais vostre gloutonnie et gourmandise est si grande qu'on ne la peult dire ne compter. Vous estes vieux et mangez du laict. Dauantaige qui est encore pis, vous prenez les veaulx, cheureaux, et aigneaux et les tuez et apres les escorchez et les mettez par pieces, vous fricassez leurs fressures et faictes bouillir leur chair dedans le pot et la rostissez en la presence de leurs peres et meres, ausquelz en faictes le semblable les rostissant en la presence de leurs filz, et ilz se taisent, et en grande patience souffrent toutes ces peines et cruautez. Ou est donc la pitié et la misericorde que vous dictes auoir des animaulx? Plus vous parlez, et plus errez, et faictes grand honte à vous mesme, car les gens vous estiment sage et entendu, mais oyant vos parolles vous estiment fol et ignorant, parquoy si vous auez aultre raison, dictes la et vous aurez responce suffisante, et peult estre telle qu'elle vous fera taire et rendra muet.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Seigneur Asne, l'aultre raison et preuue que entre nous filz d'Adam sommes de plus grande dignité et noblesse que vous aultres animaulx est: que nous sommes tres ingenieux a bastir maisons, tours, et palais pour habiter, les faisans de plusieurs manieres et façons, ronds, quarrez, et de toutes aultres formes et tailles. Et cela par la grand subtilité, et prudence de nostre entendement. Et vous aultres estes priuez de tout cela. Et qui faict faire tout cela est digne d'estre seigneur. Et au contraire qui ne faict faire telles et semblables choses, iustice et raison veullent qu'il soit subiugué et vassal.

L'ASNE RESPOND A FRERE ANSELME

Frere Anselme, tant plus vous parlez tant plus faillez, ainsi qu'il me semble, et cuydant auoir assez de sçauoir, vous en estes du tout esloigné. Car s'il y auoit en vous raison ou discretion   —410→   aucune, vous verriez apertement que toute la louange que vous vous donnez de la maistrise, vous faictes grande follie de le dire; et me semble en verité qu'estes fort rude et foyble d'entendement, et cela est clair à vng chascun, pour la sotte louange que vous vous donnez d'ediffier: car faisant comparaison de toutes vos œuures aux nostres, il semble que ce soit mocquerie.

COMME L'ASNE PREUUE AU FRERE TOUT LE CONTRAIRE PAR VIUES RAISONS

Frere Anselme, voyez vous pas les abeilles comme en bonne ordonnance et soubz vng Roy se gouuernent, ainsi comme euidemment vous ay dict, et declaré cy dessus, et comment elles font et edifient ioliment leurs maisons par compas, les vnes a six quarres, les aultres a huict, aultres a triangles, aultres quarrées, et ainsi plus, ou moins, selon qu'il leur est mestier: et les edifient d'une seule matiere comme est de cyre. Et les hommes iamais ne font ny peuuent faire leurs habitations d'une seule matiere, mais il leur fault sablon, chaux, terre, eauë, pierre, boys, fer, et plastre. Et encore apres toutes ces matieres, ont besoing de marteaulx, picz, regles, syes, coignees, esquarres, limes, cordeaulx, et aultres mesures et engins sans lesquelz ne les pourroient bastir ny edifier. Et les abeilles n'ont en rien affaire de tout cela tant est grand leur engin et subtilité, et n'y a homme au monde, que si gentiment et ainsi compassées et mesurées les puisse faire comme elles font d'une seule matiere. Les Hyraignes font aussi leurs habitations et palays tout d'une seule matiere: c'est a sçauoir de beau fil, et les tissent plus delies que soye en diuerses façons, et a claire voye, longues, quarrées, a triangles, rondes, qu'il semble que ce soyent crespes, auec plusieurs cordes et filz, sans qu'elles ayent besoing de fuseau, ny quenoille, ne desuuydoir, ne tournettes, ne cardes, ne tailleur, ne tisserant. Et les filz d'Adam ne peuuent ny ne sçauent faire vne aulne de drap, ou de toille sans lesdictz engins. Donc, frere Anselme, lesquelz   —411→   sont plus subtilz en leurs œuures, les filz d'Adam, ou les animaulx? Certes (si vous n'estes hors du sens) vous cognoissez bien et clairement que nos animaulx sont plus subtilz beaucoup que ne sont les hommes. Maintenant donc me tairay de peur de donner fascherie a treshault et puissant Roy nostre Sire. Semblable chose des Arondelles touchant l'edification de leurs habitations, et des aultres oyseaulx a faire leurs nidz sur les lieux haulx, tant proprement faictz qu'ils semblent bien estre faictz par bonne geometrie et mesure. Et par ainsi cerchez aultre raison et pensez bien a prouuer vostre faulse opinion.

FRERE ANSELME DICT A L'ASNE

Monsieur l'Asne, sans y penser ie vous prouueray qu'entre nous filz d'Adam sommes de plus grande dignité et'noblesse que vous aultres animaulx. Et ce pource que nous mangeons les Animaulx de la terre, et de la mer, et de l'air. C'est a sçauoir les oyseaulx de plusieurs et diuerses sortes, dont la chose est claire et certaine, que le mangeur est plus noble que n'est pas la chose mangée: parquoy il appert que nous sommes plus nobles que vous aultres.

RESPOND L'ASNE

En bouche close close, frere Anselme, il n'y entre mousche. Bon homme de Dieu, il vauldroit mieulx que eussiez la bouche close que parlissiez folement: donc pour la vigueur de vostre raison, les verms seroient vos Seigneurs, car ilz vous mangent, aussi seroient les Lyons et Voustours vos seigneurs, et tous les autres animaulx et oyseaulx et les poissons de la mer: car ilz vous mangent, et seroient vos Seigneurs les Loups, les Chiens et plusieurs aultres animaulx. Et qui est encore pis, les poux, pulses, punaises, lentes, syrons et aultres seroient vos Seigneurs: car tous ceulx y mantgent vostre chair. Dictes moy donc, par vostre foy, si vostre dispute, qui est sans raison que vous puissiez donner ny assigner, est suffisante?

  —412→  

COMMENT UNE MOUSCHE DEMANDE LICENCE A L'ASNE POUR PARLER

Cela dict par l'Asne, voicy vne Mousche qui se leua sur pied, disant a l'Asne: Tresreuerend respondant, combien qu'il ne me procede de grande discretion de parler sans qu'en soys requise, toutesfois la grande temerité, audace, et ambition que ie voys en ce frere ne peut estre sans que ie luy die quelques raisons, par lesquelles s'il a peu, ou prou d'entendement, cognoistra que les animaulx sont de plus grande noblesse que les filz d'Adam: parquoy vous plaira permettre que ie puisse parler a luy.

L'ASNE RESPOND A LA MOUSCHE

Madame Mousche, soubz le bon vouloyr du Roy nostre sire, vous et tout aultre animal qui sçaura donner, ou assigner aulcune raison par laquelle puisse apparoir que nous autres sommes de plus grande noblesse et dignité que les filz d'Adam, qu'il la donne et profere maintenant.

LA MOUSCHE DICT

Frere Anselme, ie ne dy pas les plus honorables, nobles, et grands animaulx, mais encore les plus petitz et malostruz sons de plus grande dignité et noblesse que vous aultres. Et premierement vous diray de nous aultres mousches, dont vous ne faictes nul estime, et ne nous prisez rien, et ceste est la proue.

LA PREMIERE PROUE DE LA MOUSCHE

Le principal et plus grand seigneur de vous aultres filz d'Adam, est le Pape, l'Empereur, et le Roy. Et quand les grandes festes viennent, ilz se vestent et habillent de riches vestemens de soye, comme pourpre et veloux, et se perfument de plusieurs bonnes odeurs, comme Ambre grys, Cyuette, Musc, et aultres: et lors quand orgueil leur semble que au monde n'y ayt honneur, ny noblesse plus grande que la leur. Et lors qu'ilz ont tant de gloire, nous aultres mousches sortans de l'ordure, et ayans les   —413→   mains ordes et salles, et les pieds embrenez, nous mettons en la barbe de vostre Pape, Empereur, ou Roy, et la nous torchons et essuyons noz piedz et nos mains embrenées. Et apres s'il nous vient en volunté de pisser, ou de chier, nous chions et pissons en leurs barbes et vestemens. Et lors sentant le Pape, Empereur ou Roy l'odeur de nostre merde que nous auons mise en leurs barbes, disent a leurs seruiteurs, qui sont a l'entour d'eulx. Sentez vous ceste puanteur que ie sens? Et respondent que non, et ne sçait le paouvre que nous aultres luy auons embrené la barbe. Donc, frere Anselme, lequel vous semble qu'il soit de plus grande dignité et noblesse, nous aultres qui chions et pissons en vos barbes, et des Papes, Roys, et Empereurs, et nous torchons les mains et les piedz embrenez en leurs barbes, et aux vostres, ou les filz d'Adam? Certes vous sçauez et cognoissez bien que nous aultres mousches qui sommes des plus malostruz animaulx qui soient au monde, sommes de plus grande noblesse et dignité que vous n'estes entre vous. Combien donc dauantage doibuent estre les plus nobles et grans animaulx de plus grande noblesse et excellence que vous aultres? Certes, qui doubte en cela il est peu sage.

LE MOUSCHERON DICT AU FRERE

Apres que la Mousche eut parlé, se leua sur pied vng petit Mouscheron lequel dict au frere: Frere Anselme, la langue n'a point d'oos, et si parle bien gros, ainsi vous en prent il: car parlant ne disant plusieurs folles et temeraires parolles contre les nobles animaulx ne cuidant rien dire: mais ce leur est vng si grand desplaisir qu'ilz vouldroient plus tost auoir tous les oos et membres couppez, que d'ouyr vos parolles, lesquelles certes portent la banniere de petit sçauoir.

LA RAISON ET PROUUE DU MOUCHERON

Bon homme de Dieu, si nous aultres qui sommes de plus petitz animaulx qui soient au monde, vainquons et suppeditons vos Papes, Roys, Empereurs, et aultres grands Seigneurs, combien   —414→   dauantage feroient les aultres grands et nobles animaulx! car nous aultres entrons en leurs chambres en despit d'eulx, et contre leur volunté, criant quand ilz veulleut reposer: ne les laissans dormir, les mordans et beuuans leur sang iusques a ce que en soyons saoulz, et leur faisons tant de despit, les piquans et mordans, que plusieurs fois par le grand desplaisir qu'ilz se donnent de nous, se donnent eulx mesmes de souflets nous cuydans tuer, et lors en vollant nous echappons. Et apres retournons tant de fois qu'il nous plaist: et iusques a ce que soyons remplies et saoules de leur sang, que seulement ilz ne se peuuent defendre de nous. Donc, bon homme de Dieu, taisez vous et consentez a vostre tresreuerend respondant: car selon vostre raison dessusdicte, que le mangeur est de plus noble et de plus excellente dignité que la chose mangée, il appert assez clairement que nous sommes plus nobles et plus dignes que vous: car nous aultres managons et beuuons vostre sang: parquoy appert clairement et manifestement vostre opinion et fantaisie estre faulse, et non vraye.

LA PUNAISE DICT A FRERE ANSELME

Frere Anselme, dict la Punaise, nous aultres aussi en despit de vous sommes et habitons en vos maisons, palais et chambres dedans les couches, litz, lodiers, materas, couuertes, cuyssins, et linceulx, et mangeons vostre chair, et beuuons vostre sang, et chions en vos barbes et robes vne merde plus puante que la vostre, que seulement ne vous pouez deffendre de nous: par ainsi pouez cognoistre et veoir clairement en quel estime nous vous tenons, et combien nous vous prisons: car si nous vous prisions ny peu ne prou, nous ne vous chierions point sur les barbes. Ou est donc ceste vostre noblesse de laquelle faictes tant grande mention? il me semble, et a vous mesmes doibt sembler, si vous voulez dire verité, que nous aultres animaulx sommes de plus grande noblesse, que vous aultres filz d'Adam.

  —415→  

LE POUX DICT A FRERE ANSELME

Apres la Punaise en soy taisant se fut assise, vng Poux se leua sur ses piedz fort gros et gras, disant: Frere Anselme, nous mangeons vostre chair, et beuuons vostre sang, et de vos femmes et enfans, et dormons en vos habillemens, litz, linceulx, et chions en vos cheueulz et barbes, les emplissons de lentes, et vous ne faictes rien de toutes ces choses a nous autres animaulx. Il appert donc la chose estre claire que nous sommes de plus grande noblesse et dignité que vous autres.

LA PULCE PARLE

Apres que le Pouz eut acheue sa parolle, se leva vne Pulce deuant frere Anselme, disant: Tout ainsi que nostre cousin germain le Poux vous a dict, ainsi vous dys ie, que nous aultres en despit de vous, et constre vostre volunté dormons en vos lictz, et beuuons vostre sang. Et pour vous faire plus grand despit vous entrons aux aureilles, tellement que ne vous laissons dormir ne reposer, et vous embrenons les linceulx: vous aultres faictes les buées, et les lauez, a ffin qu'ilz soient beaulx et netz. Laquelle vous semble donc plus grande noblesse, la nostre qui ne vouldrions auoir chié sinon en linceulx beaulx et netz, ou en vos chemises, ou la vostre qui chiez aux retraitz puans, que vous faictes? Et pour la grand puanteur vous estouppez le nez pour la grande abomination que vous en auez. Et apres, fault que vous mesmes ostiez l'ordure desdictz retraictz: et nous aultres ne lauons point nostre ordure, mais vous comme nos seruiteurs et esclaues lauez a belle lessiue et sauon les linceulx et chemises ou nous auons chié, et debuons chier. Il est donc assez clair et notoire que nous sommes de plus grande dignité et noblesse que vous.

LE CYRON DICT A FRERE ANSELME

Apres que la Pulce eut parlé, se leua sur pied vng Cyron parlant par grand audace, disant: Frere Anselme, le commun   —416→   prouerbe dict: Si tu veulx que ie die bien de toy, ne dys mal de nully; et ainsi par le contraire: Si tu dys mal de quelqu'ung, il sera encore dict pis de toy. Pource que entre vous filz d'Adam dictes que ie suis peu de chose, et vaulx encore moins, toutesfois nous autres qui sommes les plus petitz animaulx du monde sommes de plus grande prouesse et valeur que vous aultres. Qu'ainsi soit la chose est claire que nous nous couurerons dedans vostre chair, et pour la grande mangeaison que nous vous donnons vous grattez et frottez de sorte que plusieurs fois vous escorchez et esgratignez vos chairs, que vous ne pouuez garder ne desfendre de nous. Il est donc assez notoire et euidens qu'entre nous animaulx sommes de plus grande noblesse et dignité que vous.

Indice Siguiente