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Joanot Martorell, auteur de Tirant le Blanc1

Jean Marie Barberà


Université de Provence



Le Professeur Jean-Claude POLET de la Faculté Universitaire Notre-Dame de la Paix, Namur, et de l'Université de Louvain conduit à bon port une anthologie en langue française: Patrimoine Littéraire Européen. J'ai été chargé de présenter Joanot MARTORELL, auteur de Tirant le Blanc, ainsi que quelques passages traduits par mes soins de ce roman du XVe siècle. Il a paru intéressant d'offrir aussi un bref passage de l'adaptation française du XVIIIe siècle, due à la plume du comte de Caylus, dont j'ai préparé par ailleurs une édition pour la collection Quarto des Éditions Gallimard, qui est sortie des presses en novembre 1997.


Né à Gandie, le berceau familial, ou à Valence, où ses parents s'étaient installés en 1400, il appartenait à une famille de petite noblesse féodale valencienne (Couronne d'Aragon-Catalogne), qui connut son apogée sociale au début du XVe siècle, avec son grand-père, Guillem (†1415), et son père, Francesc (†1435), élu jurat, charge importante et prestigieuse, de Valence en 1412. Notre auteur avait sept frères et sœurs, dont certains sont mieux connus que d'autres. Ainsi, Isabel, qui épousera le grand poète Ausiàs March en 1439 et mourra la même année, Damiata, par qui le scandale arrivera, ou Galceran, le frère aîné, qui montrera un tempérament aussi chatouilleux que celui de son puîné quand il s'agira de défendre l'honneur familial. On peut supposer sans trop de risque que l'enfance et l'adolescence de Joanot furent relativement dorées, et qu'il fut élevé tout à la fois dans l'amour des valeurs chevaleresques et dans le goût des lettres.

L'affaire qui l'oppose à son cousin Joan de Mompalau le tire des limbes de l'histoire, à travers une correspondance échangée par les deux damoiseaux entre 1437 et 1438: Joanot accuse son cousin d'avoir abusé de sa sœur Damiata en lui faisant croire à un mariage secret et le met en demeure de respecter la parole donnée et de l'épouser au grand jour. Joan de Mompalau répond qu'il n'a rien promis à Damiata, tout en ne niant pas avoir obtenu ses faveurs. Pour des chevaliers de l'époque, la seule issue est le combat à outrance. En 1438, Joanot se rend en Angleterre dans le but d'obtenir l'arbitrage du jeune roi HenriVI. Il demeure un an à Londres, puis retourne à Valence en passant par le Portugal. L'affaire traîne en longueur et aura une issue plus pacifique; Joan Mompalau sera condamné à verser 4 000 florins de dédommagement à Damiata (1445) mais non pas à la prendre pour femme.

Les défis continuent de jalonner la vie de Joanot: Jaume de Ripoll (1442), Gonçalbo d'Íxer (1446, 1450). La plupart du temps, ces querelles ont pour origine des difficultés économiques: après la fortune dont elle a joui sous le règne de Martin l'Humain (†1410), la famille connaît des revers et le déclin sous les règnes de Ferdinand d'Antequera (†1416) et d'Alphonse le Magnanime (†1458); en dix ans (1435-1445) les Martorell perdent leur fortune et touchent à la misère la plus insupportable. Le voyage et le séjour en Angleterre ont coûté fort cher et il a fallu emprunter, ce qui a aggravé les problèmes financiers.

Tout est bon pour ne pas péricliter; et c'est ainsi qu'en 1449, Joanot, à la tête d'un groupe de maures, attaque des marchands castillans à Xiva et tue l'un d'eux; à la suite de cette action il est emprisonné à Valence. Par ailleurs, le différent quioppose les Martorell aux Íxer entre 1445 et 1471, donc bien au-delà de la disparition de Joanot, n'est qu'une autre facette de ce combat pour survivre. Les biens de Joanot doivent se résumer à fort peu de chose lorsqu'il meurt; sa détresse devait être grande pour qu'il gageât son manuscrit de Tirant le Blanc à Galba. D'autres ouvrages de la bibliothèque de Joanot ont probablement suivi le même chemin.

L'œuvre essentielle de Joanot est le roman chevaleresque Tirant le Blanc. Nous connaissons en outre un Guillaume de Warwick, première ébauche des chapitres introductifs du livre, et les Lettres de bataille que le belliqueux et sourcilleux Valencien a adressées à plusieurs de ses adversaires.

Au XVe s., Valence, la cité aux douze portes, est riche; c'est la plus grande ville non seulement du Royaume d'Aragon-Catalogne, qui englobe les Deux-Siciles et domine encore la Méditerranée, mais de toute l'Espagne chrétienne. Elle connaît une vie culturelle intense, en particulier dans le domaine des lettres. Il est raisonnable de conjecturer que Joanot, outre ses activités chevaleresques, a participé activement à la vie littéraire de ce qui doit être considéré comme le siècle d'or des lettres catalanes, marqué par des poètes et des écrivains de grande valeur comme Jordi de Sant Jordi, Ausiàs March, Joan Rois de Corella, Jaume Roig, voire Isabel de Villena. On en trouve l'écho dans Tirant le Blanc, que Joanot commence à rédiger le 2 janvier 1460. Cinq ans plus tard, notre auteur passe de vie à trépas, dans le plus grand dénuement; son manuscrit est entre les mains de Marti Joan de Galba, chevalier catalan résidant depuis peu à Valence. C'est en vain qu'en 1465 Galceran, frère de Joanot, tente de le récupérer. Galba finira par publier le roman en 1490; il sortira des presses de Nicolau Spindeler, imprimeur allemand installé à Valence. Mais le damoiseau catalan non plus ne verra pas l'ouvrage fini, car il meurt quelques mois trop tôt. Le colophon de l'édition princeps donnant Marti Joan de Galba comme co-auteur du roman, un débat s'est ouvert sur une éventuelle double paternité; toutefois, les recherches les plus récentes semblent infirmer cette hypothèse.

L'époque de Joanot est marquée, entre autres, par une crise profonde de la chevalerie dont la raison d'exister n'est plus évidente et dont le prestige et la puissance économique et sociale sont menacés. Les rejetons de vieilles familles nobles mais désargentées sont contraints d'épouser des enfants de riches marchands pour redorer leur blason. De plus, la chevalerie a failli à l'une de ses missions essentielles: la défense de la Chrétienté. En 1453 en effet, du vivant donc de Joanot, les Turcs s'emparent de Constantinople; événement considérable s'il en fût, même si on ignore encore que cette perte est définitive. Tirant le Blanc, roman chevaleresque, et non roman de chevalerie, se fera l'écho de ces inquiétudes.

Comme tout texte de portée universelle, Tirant le Blanc offre une pluralité de lectures. Son succès a été immédiat; il a été rapidement traduit en castillan (1511), en italien (1538), et plus tardivement adapté en français (1737). Le premier à en faire l'éloge a été Cervantès, au chapitre 6 de la Ire partie de Don Quichotte.


Bibliographie

VARGAS LLOSA, Mario (1981), “Lettre de bataille pour Tirant le Blanc” dans Europe: revue littéraire mensuelle, n° 621-622, pp.25-36.

CHINER-GIMENO, Jaume J. (1993), El viure novel·lesc. Biografia de Joanot Martorell, Marfil, Alcoi.

CALVINO, Italo (1993), “Tiran [sic] le Blanc”, dans Pourquoi lire les classiques, Le Seuil, Paris, pp. 41-46.

COLLECTIF (1997), Actes du colloque international Tirant le Blanc: études critiques sur et autour de TLB recueillies et présentées par J.M.Barberà, CARH-PAM-IIFV, Aix-en-Provence-Barcelone.






TIRANT LE BLANC

J. M. Barberà - 1994


Les exploits de Tirant en Angleterre (chapitre 68). -Diaphébus, cousin germain de Tirant le Blanc, raconte à l'ermite le combat du champion des chevaliers contre le dogue du prince de Galles, venu assister au mariage du roi anglais. Lorsque le récit commence, Tirant passe devant la demeure du Prince, d'où s'est échappée la bête féroce.


«Quand Tirant fut au milieu de la place qu'il traversait, il vit courir vers lui le molosse, tous crocs dehors; il mit pied à terre sans attendre et tira son épée. Voyant la lame, le dogue battit en retraite. Tirant déclara:

»-Pour une bête, je ne veux perdre ni la vie ni l'honneur de ce monde.

»Et il se remit en selle. D'où ils étaient, le Roi et les juges pouvaient bien voir la scène. Le prince de Galles dit:

»-Sur ma foi, sire, je connais ce dogue: c'est la méchanceté même. Libre comme il est, si le chevalier qui passe est un tant soit peu vaillant, vous verrez entre eux une belle lutte.

»-Il me semble, remarqua le Roi, que c'est Tirant le Blanc; il l'a déjà fait fuir une fois; je ne pense pas qu'il ose s'y frotter à nouveau.

»Tirant fit vingt pas; alors, le molosse se précipita à nouveau vers lui, furieux, obligeant Tirant à redescendre de son cheval. Le chevalier s'écria:

»-Je ne sais s'il s'agit du diable ou de quelque sorcellerie!

»Il remit la main au pommeau et marcha vivement sur le chien. Le dogue tournait autour de lui, mais par peur de l'épée, il ne se hasardait pas à approcher.

»-Maintenant, dit Tirant, puisque je vois que tu es effrayé par mes armes, je ne veux pas que l'on dise de moi que je t'ai combattu de façon trop inégale.

»Il jeta son épée derrière lui. Le dogue bondit deux ou trois fois, se dépêchant autant qu'il le put, prit la lame entre ses dents et la traîna bien loin. Puis il revint en courant vers le chevalier.

»-Maintenant nous sommes à égalité, s'exclama Tirant: j'emploierai les mêmes armes avec lesquelles tu veux me déchirer pour te mutiler.

»Ils se colletèrent avec rage, se mordant mortellement. Le molosse était vraiment énorme; il fit tomber trois fois Tirant à terre, et trois fois il le plaqua au sol. Le combat qui les opposait dura une demi-heure, et le prince de Galles donna l'ordre à tous les siens de ne pas s'approcher pour les séparer avant que l'un des deux ne fût vaincu.

»Le pauvre Tirant était couvert de plaies, aux jambes et aux bras. Enfin, il saisit des deux mains le fauve par le cou et, l'étreignant de toutes ses forces, il y planta ses dents si férocement qu'il le fit tomber par terre, mort.

»Le Roi sortit précipitamment avec les juges. Ils prirent Tirant avec eux et l'amenèrent chez le Prince, où ils firent venir les médecins, qui le soignèrent.

»-Sur ma foi, chevalier, jura le prince de Galles, je n'aurais pas voulu, pour le meilleur bourg d'Angleterre, que vous eussiez tué mon dogue!

»-Seigneur, rétorqua Tirant, Dieu veuille bien me laisser guérir de mes blessures, car pour la moitié de votre héritage je ne voudrais pas me trouver dans l'état où je suis.

»Quand la Reine et les donzelles apprirent la mésaventure de Tirant, elles se dépêchèrent de venir lui rendre visite. Le voyant si mal en point, la Reine lui dit:

»-Tirant, à force de douleur et d'épreuves on gagne de l'honneur: vous sortez d'un mal pour tomber dans un autre.

»-Altesse sérénissime, comblée de toutes les perfections humaines et angéliques, que votre majesté soit juge de mon péché, répondit le chevalier. Je n'avais pas l'intention de faire du mal quand m'est apparu un diable sous forme de chien, avec la complaisance de son maître, et je désirai satisfaire mon envie.

»-Vous ne devez vous attrister de rien, estima la Reine, quels que soient les maux qui pourront en résulter pour vous, car ce faisant vous montrerez davantage votre courage.

»-Jamais personne ne m'a vu triste, altesse sérénissime, répondit Tirant, quoi que je perdisse, et encore moins me réjouir, quoi que j'obtinsse. Il est vrai que l'esprit de l'homme est hésitant, et que parfois son cœur se montre joyeux, tandis que d'autres fois il manifeste de la tristesse. Mais celui qui a l'habitude de supporter épreuves et angoisses, blessures et vicissitudes, ne peut se laisser abattre par rien qu'il lui puisse arriver. Plus nuit à ma personne un tort que je verrais commettre que tous les dangers dans lesquels je pourrais me trouver.

»Sur ces mots, le Roi et les juges sortirent et dirent à Tirant que -au vu du combat qu'il avait soutenu contre le dogue, après avoir jeté son épée pour que les adversaires luttassent à armes égales- les juges lui décernaient les lauriers et la récompense de la bataille, comme ils l'auraient fait s'il avait vaincu un chevalier dans la barrière. Ils ordonnèrent aux rois d'armes, aux hérauts et aux poursuivants de publier dans les différents états et à travers la ville l'honneur que l'on avait accordé à Tirant ce jour-là. En le ramenant chez lui, ils lui rendirent tous les honneurs auxquels ils l'avaient accoutumé lors des précédents combats.




TIRANT LE BLANC

J. M. Barberà - 1994


À Constantinople (chapitres 117-118). -L'arrivée de Tirant à Constantinople marque le tournant du roman: notre chevalier voit pour la première fois la princesse Carmésine et en tombe follement amoureux. Le chapitre 118 s'intitule en effet: Comment Tirant fut touché au cœur d'une flèche que lui décocha la déesse Vénus parce qu'il regardait la fille de l'Empereur.


-Majesté, faites-moi une grâce: quand nous serons au palais, donnez-moi licence d'aller faire la révérence à madame l'Impératrice et à sa chère fille, madame l'Infante.

L'Empereur répondit qu'il y consentait volontiers.

Quand ils furent dans la grand-salle du palais, l'Empereur prit le chevalier par la main et l'introduisit dans la chambre où se tenait l'Impératrice; ils la trouvèrent comme il va être raconté. La chambre était plongée dans une profonde obscurité que ne trouait nulle lumière ni clarté, et l'Empereur dit:

-Madame, voici notre grand Capitaine qui vient vous faire révérence.

L'Impératrice répondit, d'une voix presque mourante:

-Qu'il soit le bienvenu.

Tirant lui répondit:

-Madame, c'est par un acte de foi que je devrai croire que celle qui me parle est madame l'Impératrice.

-Grand Capitaine, dit l'Empereur, quiconque est investi de votre charge et régente l'Empire grec a le pouvoir d'ouvrir les fenêtres et de regarder toutes les dames au visage, de lever le deuil qu'elles portent pour un mari, un père, un fils ou un frère. Je veux donc que vous usiez des prérogatives de votre rang.

Tirant donna l'ordre qu'on lui apportât une torche allumée, ce qui fut fait à l'instant. Quand la lumière baigna la chambre, le Capitaine vit un baldaquin tout noir. Il s'en approcha, ouvrit le rideau et vit une dame toute vêtue de gros drap, coiffée d'un grand voile noir qui la couvrait entièrement jusqu'aux pieds. Tirant lui retira l'étoffe de la tête, lui découvrant ainsi le visage, et quand il l'eut vu, il mit le genou à terre et lui baisa le pied sur les vêtements et ensuite la main. Elle avait au bout des doigts des patenôtres d'or et d'émail; elle les baisa et les donna à baiser au Capitaine. Ensuite Tirant vit un lit entouré de rideaux sombres. L'Infante était allongée sur ce lit, vêtue d'une longue tunique de satin noir, et recouverted'un drap de velours de même couleur. À ses pieds, sur le lit, étaient assises une dame et une donzelle. La donzelle était fille du duc de Macédoine, et la dame avait pour nom la Veuve Reposée; elle avait été la nourrice de l'Infante. Au fond de la chambre il vit cent soixante-dix dames et donzelles qui toutes faisaient compagnie à l'Impératrice et à l'Infante Carmésine.

Tirant s'approcha du lit, fit une profonde révérence à l'Infante et lui baisa la main. Ensuite il alla ouvrir les fenêtres. Et il sembla à toutes les dames qu'elles fussent tirées d'une longue captivité, car il y avait des jours et des jours qu'elles étaient plongées dans les ténèbres à cause de la mort du fils de l'Empereur. Tirant dit:

-Sire, avec votre licence et votre permission, je dirai à votre altesse et à madame l'Impératrice, ici présente, mon intention. Je vois que les habitants de cette ville insigne sont fort tristes et chagrins pour deux raisons. La première est la perte que votre altesse a subie en la personne de ce vaillant chevalier qu'était le Prince votre fils; et votre majesté ne doit en ressentir nulle colère, car il est mort au service de Dieu et pour maintenir la sainte foi catholique; vous devez tout au contraire bénir le ciel et glorifier l'immense bonté de notre seigneur Dieu: Il vous l'avait donné et Il a voulu vous le reprendre pour son plus grand bien, puisqu'Il l'a placé dans la gloire du paradis. Pour cela vous devez chanter ses louanges, et Lui, qui est miséricordieux et d'une infinie pitié, vous donnera en ce monde vie longue et prospère, et après la mort, la gloire éternelle, et il vous fera vaincre tous vos ennemis. La seconde raison qui les rend tristes c'est à n'en pas douter la multitude mauresque qu'ils voient si près d'eux, et qui leur fait craindre de perdre biens et vie et, comme un moindre mal, d'être captifs au pouvoir d'infidèles. C'est pourquoi il est indispensable que votre altesse et madame l'Impératrice présentiez un visage joyeux à tous ceux qui vous verront, pour les consoler de la douleur dans laquelle ils sont plongés, afin qu'ils reprennent courage pour combattre virilement contre les ennemis.

-Le Capitaine donne un bon conseil, dit l'Empereur. Je veux et ordonne immédiatement qu'hommes et femmes, sans exception, abandonnent le deuil.

118. Comment Tirant fut touché au cœur d'une flèche que lui décocha la déesse Vénus parce qu'il regardait la fille de l'Empereur.

Tandis que l'Empereur disait cela, ou peu s'en faut, l'ouïe de Tirant était attentive à ses paroles, mais ses yeux d'un autre côté contemplaient la grande beauté de Carmésine. Et comme il faisait très chaud dans la pièce, les fenêtres étant restées longtemps fermées, l'Infante était dans un désordre qui laissait voir sur sa poitrine deux pommes du paradis comme de cristal, qui captivèrent les yeux de Tirant de telle sorte que ceux-ci ne trouvèrent plus d'issue; dès lors ils furent prisonniers au pouvoir d'une personne libre, jusqu'à ce que leur mort à tous deux les séparât. Mais je puis vous affirmer, sans erreur, que les yeux de Tirant n'avaient jamais reçu nourriture comparable, quels que fussent les honneurs et les plaisirs qu'il eût connus, à celle de voir simplement l'Infante. L'Empereur prit par la main sa fille Carmésine et la fit sortir de la pièce. Le Capitaine prit l'Impératrice par le bras; ils entrèrent dans une autre pièce très bien tapissée et qui tout autour racontait l'histoire de Floire et de Blancheflor, de Thisbé et de Pyrame, d'Énée et de Didon, de Tristan et d'Yseult, de la reine Guenièvre et de Lancelot, et de beaucoup d'autres dont les amours étaient contées au travers d'une peinture d'une grande finesse et d'un art consommé. Alors Tirant dit à Richard:

-Je n'aurais jamais cru que sur cette terre il y eût des choses aussi admirables que celles qui s'offrent à ma vue.

Et il disait cela plus que tout pour la grande beauté de l'Infante. Mais celui-ci ne le comprit pas.

Tirant demanda licence pour se retirer et s'en fut à son hôtel; il entra dans une chambre et posa sa tête sur un coussin au pied du lit. Peu après on vint lui demander s'il voulait déjeuner. Tirant dit que non, qu'il avait la migraine. Et c'est qu'il était frappé de cette passion qui prend tant de gens à son piège. Diaphébus, voyant que Tirant ne sortait pas, entra dans la chambre et lui dit:

-Monsieur le Capitaine, je vous prie de me dire par amour pour moi quel est votre mal, car si je puis vous apporter quelque remède, je le ferai bien volontiers.

-Cher cousin, répondit Tirant, il ne convient pas qu'à présent vous sachiez quel est mon mal; et considérez que je ne souffre que du mal de lames, car le vent marin m'a oppressé.

-Oh Capitaine!, c'est de moi que vous voulez vous cacher, moi qui suis dépositaire de tous les maux et de tous les bonheurs qui vous sont échus? Maintenant pour si peu de chose vous m'écartez de vos secrets? Dites-le-moi, je vous en conjure, et ne me cachez rien de ce qui vous touche.

-De grâce, ne me tourmentez plus, gémit Tirant, car jamais je n'ai ressenti de mal aussi grave que celui que je ressens en ce moment, et qui me conduira bientôt à une misérable mort ou à un bonheur parfait si la fortune ne m'est pas contraire, car la fin de toutes ces choses est douleur quand amour est amer.

Sur ces mots, il se retourna, car de honte il n'osait regarder Diaphébus au visage; il ne put rien ajouter d'autre que:

-J'aime.

À peine l'eut-il dit que des larmes jaillirent de ses yeux, mêlées de sanglots et de soupirs. Diaphébus, voyant la grande confusion de Tirant, connut la raison pour laquelle celui-ci s'emportait contre ceux de son lignage et même contre ceux pour lesquels il avait de l'amitié, quand par hasard ils parlaient d'amour. Il leur disait: “Vous êtes bien fous si vous aimez. N'avez-vous pas honte de vous priver de liberté et de vous mettre dans les mains de votre ennemi, qui vous laisse périr plutôt que de vous faire grâce?”, et il se moquait d'eux avec force sarcasmes. Mais je vois bien qu'il est tombé dans les rets desquels nulle force humaine ne peut échapper.




TIRANT LE BLANC

J. M. Barberà - 1994


Subtile déclaration d'amour (chapitres 126-127). -L'Empereur presse le chevalier breton d'aller combattre les Turcs et Tirant va donner l'odre de départ. Mais la Princesse l'appelle…


Et Tirant s'en retourna promptement au port pour donner l'ordre de partir. Quand la Princesse vit que Tirant s'en allait, elle appela Diaphébus et le pria instamment de dire à Tirant de sa part de venir dès qu'il aurait fini de déjeuner, car elle avait grand désir de parler avec lui, et qu'ensuite ils danseraient.

Lorsque Tirant en fut informé, il comprit tout de suite de quoi il retournait; il fit alors acheter le plus beau miroir que l'on pût trouver et le glissa dans sa manche. Quand il lui sembla que c'était l'heure, ils allèrent au palais et trouvèrent l'Empereur et sa fille en conversation. En les voyant, l'Empereur manda quérir les musiciens, et devant lui on dansa un bon moment. Puis fatigué de regarder, il se retira dans sa chambre. La Princesse cessa aussitôt de danser, prit Tirant par la main, et tous deux s'assirent à une fenêtre. Alors la Princesse commença à parler et dit:

-Vertueux chevalier, j'ai grande compassion de vous, à cause du mal qui, je le vois, vous ronge; c'est pourquoi je vous prie de bien vouloir me déclarer le mal et le bien que votre vertueuse personne ressent. Car quel que soit le mal, j'en prendrai ma part pour l'amour de vous. Et si c'est bien, je serai fort consolée que vous le gardiez tout pour vous. Aussi, faitesmoi la grâce de bien vouloir me le dire sans tarder.

-Madame, dit Tirant, je n'aime pas le mal quand il vient en temps de bien, et encore moins quand par sa faute je perds le bien; et de ce mal je ne dirais rien à votre altesse, car je préférerais le garder tout pour moi que de le déclarer à personne. Et de ceci on ne doit plus parler. Parlons, madame, d'autres choses qui soient plaisantes et joyeuses, et laissons celles qui affligent et tourmentent l'âme.

-Vraiment, il n'y a chose, dit la Princesse, aussi chère me fût-elle, que , si vous la vouliez savoir, je ne vous dirais de bon gré; et vous, vous ne voulez rien me confier. C'est pourquoi je vous prie à nouveau, sur ce que vous aimez le plus en ce monde, de me le dire.

-Madame, de grâce, dit Tirant, je vous supplie de renoncer à me conjurer de si pressante façon, car la supplique que vous m'avez présentée est telle, madame, que tout ce que je sais en ce monde je vous le dirai. Madame, mon mal sera vite dit, mais je suis convaincu qu'il arrivera sans délai aux oreilles de votre père, et cela sera cause de ma mort. Et si je ne le dis pas, je dois mourir mêmement de douleur et d'angoisse.

-Et vous pensez, Tirant, dit la Princesse, que ce qui doit rester secret je voudrais le dire à monsieur mon père ni à nul autre? Ne croyez pas que je sois vêtue de la couleur que vous pensez, aussi n'ayez crainte de me dire tout votre fait, car je le mettrai sous clef dans mon secret retrait.

-Madame, puisque votre altesse me force à le dire, je ne puis dire davantage sinon que j'aime.

Et il ne dit plus rien, tandis qu'il baissa les yeux sur les jupes de la Princesse.

127. Comment la Princesse conjura Tirant de lui dire qui était la dame qu'il aimait tant.

-Dites-moi, Tirant, dit la Princesse, et que Dieu vous donne satisfaction, dites-moi donc qui est la dame qui vous fait tant souffrir, et si je puis vous aider en quoi que ce soit, je le ferai très volontiers; il me tarde beaucoup de le savoir.

Tirant glissa sa main dans sa manche et en tira le miroir, et il souffla:

-Madame, l'image que vous y verrez peut me donner la mort ou la vie. Que votre altesse lui demande de me prendre en pitié.

La Princesse prit vivement le miroir et d'un pas rapide entra dans sa chambre, pensant qu'elle y trouverait quelque dame peinte, mais elle n'y vit rien d'autre que son visage. Alors elle sut à n'en pas douter que c'était pour elle que l'on faisait la fête, et elle fut émerveillée de voir que sans dire mot on pût déclarer son amour à une dame.

Alors qu'elle savourait le plaisir de ce qu'elle avait vu faire à Tirant, la Veuve Reposée et Stéphanie vinrent et trouvèrent la Princesse fort joyeuse, le miroir à la main, et elles lui demandèrent:

-Madame, d'où tenez-vous un si ravissant miroir?

La Princesse leur raconta la déclaration d'amour que Tirant lui avait faite, ajoutant que jamais elle n'avait entendu personne se découvrir de la sorte:

-Dans aucun des livres, si pleins d'histoires, que j'ai lus je n'ai trouvé de si gracieuse déclaration. De quel éclat brille le savoir des étrangers! Je pensais que le savoir, la vertu, l'honneur et la noblesse étaient l'apanage des Grecs; mais maintenant je reconnais qu'il y en a bien plus dans les autres nations.




TIRANT LE BLANC

J. M. Barberà - 1994


De la ruse dont la méprisable Veuve usa contre Tirant (chapitre 283).. -La Veuve Reposée s'est éprise de Tirant; elle veut séparer les amants pour, espère-t-elle, faire tomber le chevalier dans ses rets. Pour atteindre son but, elle ourdit un stratagème, qui sera repris dans le Roland furieux de l'Arioste et dans Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare. Sous couleur d'amusement, elle déguise Plaisirdemavie en jardinier noir et lui fait jouer une scène ambiguë avec la Princesse.


-Je ne suis guère étonnée que vous m'ayez séduite, vous qui voulez subjuguer l'univers. Car la fortune, ennemie de toute quiétude, emplit mon faible et frêle corps de cet amour que je porte à votre seigneurie; voilà ce qui me fait parler. Je vois en effet que, les yeux grand ouverts, vous voulez vous noyer volontairement dans une mer d'huile. Et vous n'avez, vous qui souffrez et divaguez, personne qui vous vienne en aide et vous prenne en pitié. Je veux être celle qui, s'apitoyant sur vous, vous porte secours et vous tire des fondrières de la douleur perpétuelle et de l'infamie. Vous pourrez dire que mon corps est clair et net, et non sombre comme l'Apocalypse. Si vous désirez voir la douleur, ou bien le salut, la joie et le bonheur qui vous attendent -car aux meilleurs moments de votre vie vous êtes tenu de remercier Dieu et de prier pour moi: il m'est avis que celui qui provoque la colère de Dieu et des hommes dans cette vie est fou. Donc, messire Tirant, si à deux heures vous vous trouvez dans ce lieu secret, vous pourrez voir tout ce que je vous ai dit.

Tirant lui répondit qu'il y consentait volontiers, et que son heure serait la sienne.

La Veuve s'éloigna sans tarder de Tirant. Elle avait déjà loué, derrière le jardin, une maison qui appartenait à une très vieille femme. Elle la fit orner du mieux qu'elle put, ainsi qu'il convenait pour Tirant, et n'oublia point d'y placer un lit.

Par ailleurs, la Princesse, qui n'avait pas beaucoup dormi et voulait se reposer à son aise, s'était dévêtue pour plus de commodité.

Lorsque la Veuve enragée vit que l'heure était venue, elle se rendit fort secrètement auprès de Tirant et lui fit jurer tout ce qu'elle voulut; elle le fit déguiser, et tous deux, sans autre compagnie, se rendirent chez la vieille femme. La chambre avait une petite fenêtre qui donnait sur le jardin, par laquelle il était possible d'observer tout ce qui s'y passait. L'ouverture était cependant haut perchée, de sorte qu'il fallait une échelle pour regarder. La Veuve avait préparé deux grands miroirs: elle en disposa un en haut, dans la fenêtre, et le deuxième en bas, dirigé à la fois vers Tirant et vers l'autre miroir. Ainsi, l'image que montrait celui du haut était réfléchie dans celui du bas, puisque les deux surfaces étaient dans le même axe. Par exemple, si un homme est blessé au dos, comment pourra-t-il voir sa plaie? Il lui suffit de prendre deux miroirs, d'en placer un contre le mur et l'autre en face du premier, de façon à pouvoir le voir. La plaie sera réfléchie par le premier miroir et sera renvoyée à l'autre.

Ceci fait, la Veuve laissa dans la chambre Tirant et se hâta vers le palais, où elle retrouva la Princesse, qui dormait dans son lit. Elle lui dit:

-Levez-vous, Madame. Messire l'Empereur m'envoie vous dire de vous lever et de ne pas dormir autant, sur ordre des médecins, car si vous avez veillé tard la nuit dernière, ce trop long repos après déjeuner, au chaud du jour, engendre mille maladies qui pourraient atteindre votre délicate personne. Sans attendre, elle ouvrit les fenêtres pour l'empêcher de dormir. La Princesse obéit, pensant que c'était là la volonté de son père. Quand elle fut debout, elle revêtit une gonnelle en brocart. Et alors qu'elle était toute dégrafée et qu'elle avait la gorge nue et les cheveux épars sur les épaules, la Veuve lui dit:

-Les médecins pensent qu'il est bon que vous descendiez dans le jardin pour profiter de cette verdure. Nous nous y livrerons à mille jeux pour dissiper votre sommeil: j'ai quelques habits de la Fête-Dieu, semblables à ceux de votre jardinier; Plaisirdemavie, si douée pour ces choses et si gracieuse, s'en revêtira et vous égayera de ses plaisanteries habituelles.

La Princesse, la Veuve et deux donzelles descendirent au jardin. Pendant ce temps Tirant n'écartait pas les yeux du miroir. La Princesse, qu'il vit arriver accompagnée de ses donzelles, s'assit au bord d'une séguia. La Veuve avait pris toutes les mesures nécessaires. Elle s'était ingéniée à éloigner le jardinier noir ce jour-là; elle le dépêcha à Pera; puis elle aida Plaisirdemavie à s'habiller et lui passa le masque qu'on lui avait fabriqué, à l'image exacte du jardinier noir. La donzelle, ainsi vêtue, franchit la porte du jardin, et Tirant, la voyant, crut réellement que c'était là le jardinier noir. Celui-ci portait une houe à l'épaule et se mit à bêcher. Peu après, il s'approcha de la Princesse et s'assit à côté d'elle, lui prit les mains et les lui baisa. Puis il posa ses mains sur sa poitrine et lui toucha les seins, tout en lui parlant d'amour. La Princesse riait de si bon cœur que toute envie de dormir s'évanouit. Ensuite, le “jardinier” s'introduisit davantage et glissa ses mains sous ses jupons, tandis qu'elles riaient toutes des propos mutins que tenait Plaisirdemavie. La Veuve tournait son visage vers Tirant, se tordait les mains et crachait parterre, feignant grand dégoût et souffrance pour ce que faisait la Princesse.

Pensez en quel état se trouvait ce pauvre et malheureux Tirant: le jour d'avant il était si radieux, si heureux d'avoir gagné une dame de si haut rang pour épouse -la chose qu'il désirait le plus au monde-, le lendemain il voyait de ses yeux l'objet de son malheur, de sa plainte et de sa douleur!

À y réfléchir, il douta de l'image que lui avaient renvoyée les miroirs. Pensant que ce qu'il y avait observé n'était que mensonge, il les brisa afin de voir s'ils ne recelaient pas quelque artifice diabolique -œuvre sortie des mains d'un magicien-; mais il ne vit rien de ce qu'il pensait y trouver. Il voulut se hisser jusqu'à la fenêtre pour voir si quelque chose avait échappé à ses yeux et quel était le fin mot de cette affaire. Ne pouvant mettre la main sur une échelle -la Veuve, qui craignait qu'il n'en usât, avait enlevé celles que s'y trouvaient habituellement-, Tirant n'eut d'autre choix que de prendre le banc qui était devant le lit et le dressa contre le mur; puis il coupa un cordon du rideau et le passa sur la poutre, et il grimpa. Il vit alors que le jardinier noir conduisait la Princesse par la main dans un petit abri qui s'élevait dans le jardin, où étaient remisés les outils qui lui servaient à travailler la terre et où il dormait. Plaisirdemavie l'y fit entrer. Elles se mirent à fouiller une caisse dans laquelle Lauzette tenait ses vêtements, et elles passèrent tout en revue. Peu de temps après, Plaisirdemavie apparut sur le seuil. La Veuve, qui se promenait avec l'une des jeunes filles, non loin de la resserre, la vit sortir. Elle s'approcha de la donzelle et lui donna un voile; elle lui dit en riant, pour mettre un terme au jeu:

-Glisse-le sous les jupes de la Princesse.

Quand elle se trouva en présence de son altesse, la donzelle, suivit les instructions de la Veuve: elle s'agenouilla devant sa maîtresse et glissa le bout de tissu sous ses jupes. Bref, l'innocence de la Princesse donna lieu à la malice perverse de la Veuve.

À la vue d'un spectacle aussi abominable, Tirant s'abîma dans les plus cruelles pensées; d'une voix misérable, empreinte d'une douleur infinie, il commença à se lamenter de la sorte:

-Oh, Fortune, ennemie de tous ceux qui désirent vivre selon droiture dans le monde! pourquoi as-tu permis à mes misérables yeux de voir quelque chose que nul être vivant n'a vu ni ne pouvait imaginer ou croire possible, quand bien même la femme, par nature, est capable de n'importe quelle ignominie? Oh, Fortune contraire! en quoi t'ai-je offensée? Grâce à toi je triomphe et remporte mille victoires sur le champ de bataille. Mais en amour je suis le plus infortuné des hommes que la terre ait portés? À l'heure où tu m'avais offert une union aussi noble et de si grand honneur -ma condition ne m'en rendait guère digne, si ce ne sont les mérites de mes entreprises-, à l'heure où, grâce à ton aide, j'avais gagné ces liens, voilà que pour me faire toucher le fond tu as permis que je sois déshonoré par un homme de la plus vile condition, de la plus ignoble nature que l'on pût trouver, de surcroît ennemi de notre sainte foi catholique.

”Oh, Princesse, ma dame, dans quelle confusion est plongée ton âme; as-tu vraiment cru, après m'avoir de plein gré uni à toi et si profondément offensé, que tu n'avais rien à craindre ni de Dieu ni de ton père, ni encore moins de moi, qui suis ton mari, et qui suis le plus premier concerné? Je n'aurais jamais cru que chez une si jeune personne il y eût si peu de pudeur et autant d'indécence, pour commettre sans crainte un crime aussi abominable. Oh, Fortune, es-tu si mécontente de moi que tour à tour tu me hisses au pinacle et me faire toucher le fond? Tu ajoutes à mes peines de nouvelles angoisses. Toi, sourde, malveillante!, apaise mes pleurs et adoucis mes lamentations de douleur infinie, afin que je ne me livre point à un excès dont je pourrais me repentir. Oh, pauvre malheureux! J'ai beau être qui je suis, cela s'est déjà vu dans les grands malheurs, si je ne puis dominer ma cruelle âme et l'obliger à attendre des jours heureux, car, pauvre et chétif serviteur, je suis devenu abominable à mes propres yeux, puisque ma dame me repousse.

Alors, la Veuve, qui depuis un bon moment écoutait à la porte et avait entendu toutes les plaintes de Tirant, entra en se disant:

-Voilà ce que j'attendais.

Quand elle fut dans la chambre, elle trouva le chevalier pitoyable, son coussin rempli de larmes, pleurant encore. Elle s'assit près de lui, attendant que Tirant voulût bien lui dire quelque chose, pour pouvoir satisfaire à l'instant ce qu'il lui demanderait.




TIRANT LE BLANC

A. Cl. de Caylus - 1740


De la ruse dont la méprisable Veuve usa contre Tirant (chapitre 283).. -L'adaptation qu'Anne-Philippe de Tubières, comte de Caylus, donna de Tirant le Blanc en français ne manque ni de grâce ni d'intérêt. C'est l'une de ces “belles infidèles” que nous a léguées si généreusement le XVIIIe siècle..


-Seigneur, l'amour que je vous porte m'oblige à vous dire que c'est avec chagrin que je vous vois courir à votre perte, & que moi seule je vous avertis des malheurs où vous vous précipitez. Mes avis sont plus clairs que les prédictions de l'Apocalypse, & je suis sûre que vous m'aurez obligation tout le tems de votre vie. Ainsi je pourrai vous faire voir ce soir même, d'un lieu où je vous placerai, tout ce que je vous ai dit. Tirant l'assura qu'il seroit prêt à l'heure qu'elle l'ordonneroit. La Veuve le quitta promtement. Elle avoit fait accommoder la maison d'une vieille Dame qui voïoit sur le Jardin du Palais. Elle avoit eu soin d'y faire dresser un lit. La méchante Veuve voïant l'heure convenable à son dessein, alla trouver Tiran, lui fit faire de nouveaux sermens, & le fit déguiser. Ils arriverent tous deux dans la chambre qu'elle avoit fait préparer. Cette chambre avoit une fenêtre très-haute, & où l'on ne pouvoit atteindre sans échelle. Cette fenêtre découvroit tout le Jardin. La Veuve avoit fait placer un miroir vis-à-vis, & un autre à l'opposite, au-dessous de la fenêtre; mais disposé de maniere que par la réfléxion du premier, on voïoit dans le second tout ce qui se passoit dans le Jardin. La Veuve enferma Tiran dans cette chambre, & courut au Palais. Elle réveilla la Princesse, en lui disant: Levez-vous, Madame, l'Empereur vous mande qu'il ne faut pas trop dormir après le dîner, quand il fait chaud. Vous êtes délicate, & vous pourriez vous en trouver mal. Pour la mieux réveiller, elle ouvrit les fenêtres de sa chambre. La Princesse ne doutant point que ce message ne fût une attention de l'Empereur, se leva, mit une robe de brocard, & demeura la gorge nuë, & les cheveux épars. Alors la Veuve lui dit, que les Médecins pensoient qu'elle feroit bien de prendre l'air & de descendre au Jardin. Nous nous y divertirons, ajouta-t-elle, j'ai un habit de la Fête-Dieu, & un masque qui ressemble au Jardinier; Plaisir de ma Vie le mettra, & certainement elle vous amusera. La Princesse descendit avec ses Demoiselles. Tiran la voioit dans le miroir s'asseoir auprès d'un bassin. La Veuve avoit si bien arrangé toute sa méchanceté, qu'elle avoit envoïé le Jardinier à la Ville de Pera, afin qu'il ne parût point dans le Jardin. Elle habilla Plaisir de ma Vie de l'habit qu'elle avoit fait faire. Pour elle, elle parut avec ses habits ordinaires. Tiran crut aisément voir le Jardinier; elle avoit une bêche sur l'épaule, dont elle fit semblant de travailler. Fort peu de tems après il la vit qui s'approchoit de la Princesse, & qui s'asseïant à ses côtés, lui prit les mains, les baisa ensuite, lui manioit la gorge, & lui tenoit des propositions d'amour qui faisoient mourir de rire la Princesse, & qui la réveillèrent à merveille. Le faux Jardinier lui mit ensuite la main sous la juppe. Plaisir de ma Vie contrefaisoit le jargon des Esclaves noirs, & disoit toutes les folies qu'elle étoit capable d'imaginer. La Veuve Reposée tournoit la tête du côté de la chambre où étoit Tiran, comme si elle eût indignée de ce qui se passait. On ne peut concevoir dans quelle affreuse situation il se trouvoit alors. Il crut dabord que les miroirs étoient charmés; il les examina, & n'y trouvant rien d'extraordinaire, il voulut s'assurer si leur rapport étoit véritable. La Veuve n'avoit rien laissé pour monter à la fenêtre. Il en vint pourtant à la fin à bout, en dressant un banc le long du mur, & attachant au barreau un cordon qui retenoit les rideaux du lit. Alors il vit la Princesse, qui donnant la main au faux Negre, se laissoit conduire dans une petite cahutte, où Lauzette serroit en effet ses outils, & où il couchoit en été. Pendant que la Princesse & Plaisir de ma Vie s'amusoient à déranger tout dans la cahutte du Negre, la Veuve Reposée donnant un voile à une des filles de la Princesse, lui dit que pour continuer le jeu, il falloit que quand elle sortiroit, elle allât faire semblant de l'essuïer pardessous ses jupes.

La Princesse, qui ne pouvoit soupçonner la malice diabolique de la Veuve, se laissa faire, & confirmoit par-là dans l'esprit de Tiran tout ce qu'on avoit voulu lui faire croire.

Tiran ne put soutenir plus long-tems l'infamie apparente de ce qu'il voïoit, il tomba dans le plus violent désespoir. Il s'étoit cru la veille élevé au plus haut degré de gloire & de bonheur, & il se voïoit précipité aux fonds des abîmes les plus profonds. Sa douleur étoit trop forte pour se plaindre. Il ne sortoit de son accablement, que pour pousser de tems en tems des cris perçans.

La Veuve qui étoit revenuë à sa chambre, ne douta point lorsqu'elle entendit ses gémissemens, que son artifice n'eût réüssi. Elle lui voulut parler, mais il la pria de le laisser à sa douleur.







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