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La fonction narrative du naufrage dans Tirant le Blanc1

Jean Marie Barberà


Université de Provence.



Ce travail a été présenté en février 1997 dans le cadre de l'atelier 'Le naufrage' de l'Équipe d'Accueil Études Romanes (E.A.854) de l'Université de Provence, dirigée par le Professeur Georges ULYSSE. La publication a donné lieu à un tel nombre d'erreurs qu'il en est pratiquement illisible. Nous en offrons ici l'état originel.


Dans le roman catalan du XVe siècle Tirant le Blanc, le héros qui donne son nom à la fiction, après de nombreuses aventures qui le conduisent de Bretagne en Angleterre, en Sicile, à Rhodes, puis dans l'Empire byzantin, vient échouer sur les côtes de Barbarie, nom ancien de la Berbérie. L'épisode qui fait suite à ce naufrage et qui a paru à beaucoup de commentateurs superfétatoire occupe un espace narratif non négligeable, avec 19,7% de l'extension totale du roman2. Le reproche qu'on lui fait généralement est double: 1) il brise le fil du récit principal, dont le théâtre est l'Empire grec 2) il est trop long et semble ne jouer aucun rôle dans le récit. Menéndez y Pelayo (1905)3 et Coromines (1954)4 sont d'avis qu'on pourrait le supprimer sans dommage pour la narration. Pour Capdevila (1924)5, la conquête de l'Afrique du Nord par Tirant est totalement fortuite; cela est vrai à l'intérieur de l'histoire, mais à partir de là le commentateur en déduit, abusivement à mon avis, que ce passage est superflu au dit récit, en vertu de quoi son édition du roman dans la collection Els Nostres Clàssics ampute largement le texte original; quant à Riquer (1964)6, il qualifie cet épisode de «labeur missionnaire extravagante et fantastique»7. Enfin, pour Beltran Llavador (1983)8 le passage présente «une amplitude démesurée»9 et n'est qu'une «monstruosité sans borne». Josep M. Mir mentionne lui aussi ces diverses opinions dans son article «La marrada africana de Tirant» [Le détour africain de Tirant]. Il consacre à ce sujet neuf pages dont la conclusion est que Martorell, qui ouvre le chemin du roman moderne, ne maîtrisait pas encore cet outil qu'il commençait à façonner. Pour lui donc, nous sommes en présence d'une tentative maladroite visant à résoudre des conflits argumentaires dont la solution aurait nécessité la connaissance de ressorts narratifs psychologiques inconnus à l'époque.

À mon avis il n'est pas convenable d'aborder le problème de cette façon pour plusieurs raisons. D'abord parce que l'argument psychologique ne tient pas. En effet, s'il est vrai que la psychologie devait faire encore des progrès —et elle en fera encore—, le quinzième siècle littéraire n'était pas ignare en la matière; c'est l'époque où fleurit le roman sentimental, dont l'un des plus célèbres —Cárcel de amor, de Diego de San Pedro— a été rapidement traduit en catalan. Ce genre est entièrement bâti sur des schémas psychologiques d'une grande finesse, que Martorell ne pouvait pas ignorer. D'ailleurs Tirant le Blanc, en particulier dans l'épisode se situant à Constantinople, en fait un usage particulièrement réussi. En second lieu, Martorell met à profit d'autres techniques propres à son siècle, procédés rhétoriques imités des modèles de l'Antiquité. On a beaucoup insisté sur la 'modernité' de Martorell, mais cette 'modernité' est plus une modernité de ton, une sensibilité nouvelle, mais obtenues par des moyens très classiques. C'est pourquoi on a pu contester cette notion de modernité (cf. Symposium de 90, Barcelone) en arguant que Martorell écrivait comme un homme du XVe siècle. Mais à la lumière de ce que je viens de dire, on aura compris que les uns et les autres ne parlent pas de la même chose. On peut dire des choses très nouvelles avec de vieux matériaux. Il sera donc intéressant de voir quel parti peut être tiré de l'emploi de vieilles recettes pour obtenir un corps de fiction fonctionnel. Enfin, l'œuvre d'art —qu'elle soit littéraire, picturale ou autre— obéit à des règles qui dépassent le plan de la conscience, c'est-à-dire ce qui l'on pourra attribuer à l'intentionnalité de l'auteur. Pour paraphraser Benedetto Croce, on pourra dire que l'œuvre de l'auteur n'est pas l'œuvre de l'auteur, mais l'œuvre de son époque. C'est-à-dire que l'œuvre devient indépendante et qu'elle a sa propre dynamique, sa structure interne différente de ce que peut être sa composition. En ce sens, elle pourra être examinée avec les outils de la narratologie, et c'est de ce point de vue que je voudrais aborder le problème du naufrage dans Tirant le Blanc. Dans cette machine à rêver, quelle fonction remplit le naufrage du héros sur les côtes africaines?

Je rappellerai brièvement la composition la trame du roman, qui mettra en relief la façon dont se développe la narration. Nous sommes en présence d'une création circulaire qui se bâtit par le procédé de l'amplification. Voyons cela de plus près: l'incunable de 1490 n'est pas découpé en grandes sections. L'édition princeps est rythmée par des chapitres d'inégale importance dont on sait maintenant, grâce à la découverte par Jaume Chiner d'une page manuscrite du roman10, qu'ils ne sont pas le fait de l'auteur. Cependant, la lecture de l'ouvrage permet de définir de grandes divisions que Martí de Riquer a introduites dans son édition du texte11;

  • Guillaume de Warwick (cc. 1-27)
  • Tirant et l'ermite (cc. 28-39)
  • Les fêtes d'Angleterre (cc. 40-57)
  • Les exploits de Tirant en Angleterre (cc. 58-84)
  • L'Ordre de la Jarretière (cc. 85-97)
  • Tirant en Sicile et à Rhodes (cc. 98-111)
  • Expédition avec le roi de France (cc. 112-114)
  • Tirant dans l'Empire grec (cc. 115-296)
  • Tirant en Afrique du Nord (cc. 297-413)
  • Tirant libère l'Empire grec (cc. 414-471)
  • Après la mort de Tirant (cc. 471-487)12

Chaque division a une valeur fonctionnelle. Ainsi, Guillaume de Warwick pose la norme chevaleresque à partir de laquelle va pouvoir se développer la narration, qui en constituera une espèce d'AMPLIFICATIO, mais en en divergeant parfois pour introduire de nouvelles valeurs. Avec Tirant et l'ermite, nous entrons dans la période de l'enseignement, qui sera suivie du temps de l'apprentissage —Les fêtes d'Angleterre— puis de celui de la mise en pratique —Les exploits de Tirant en Angleterre, etc.—.13

Mais ce schéma semble se rompre, comme il a été dit, au moment où la tempête jette Tirant sur les côtes africaines.


Examen du naufrage dans Tirant le Blanc

Le mot 'naufraig' apparaît quatre fois dans notre roman. La première occurrence se présente au chapitre CXC, lors du curieux épisode du roi Arthur. À la fin du chapitre CLXXXIX arrive à la cour impériale un mystérieux navire sans mât ni voile, recouvert de tissu noir. En descendent quatre jeunes filles admirablement belles et vêtues de deuil. Elles ont nom Honneur, Chasteté, Espérance et Beauté. Arrivée devant l'Empereur, Espérance s'adresses à l'assistance en ces termes:14

Messire l'Empereur, sous venons supplier l'infinie grandeur de votre majesté. La Fortune, ennemie de toute joie et de tout repos ayant décidé de porter tout son amour sur les vertus, nous a ôté le pouvoir d'accomplir ce qui nous tient le plus à cœur; elle nous a condamnées à un éternel exil, et a trouvé des lois cruelles, ennemies d'amoureuse piété, qui à grand-peine nous interdisent ce que Nature nous octroie avec libéralité, car ce qui est vraiment mauvais ne peut jamais devenir bon, de sorte que les lois de la Fortune ne peuvent porter atteinte au grand pouvoir de ma maîtresses. Laissant donc le havre de notre douce existence, nous avons déployé les blanches voiles pour nous lancer sur la tempétueuse mer des adversités, où —leurs naufrages en font foi— d'imprudents navigateurs ont connu une fin douloureuse et misérable. Arrivées enfin au port de ta grande splendeur, le cœur plein du désir de retrouver ce roi fameux qui se fait appeler de par le monde le grand Arthur, roi de l'île anglaise, nous voudrions savoir si pas hasard ton excellence sait ou a entendu dire en quel endroit il pourrait se trouver, car voilà plus de quatre ans que nous allons sur la mer ténébreuse en compagnie de sa très chère sœur qui par son nom légitime se fait appeler Morgane. Sur notre nef chargée de douleur, nous sommes arrivées dans ton port délicieux: voici les dames et les demoiselles toutes dévouées du grand Arthur, dont les larmes ne tarissent point et qui racontent leurs douleurs et leurs peines.


On remarquera dans cet exemple, que le naufrage n'est qu'un élément d'un topos métaphorique médiéval dont nous avons déjà parlé dans cet atelier. Claudio Milanesi et Adriana Berchenko ont fort bien analysé les variantes essentielles de la métaphore du naufrage. Ce que je relève ici, c'est que le naufrage n'a qu'une fonction poétique; il ne s'agit en aucun cas de naufrage réel.

Ce topique est utilisé chez d'autres Valenciens, généralement dans le domaine amoureux. Pour ne prendre qu'un exemple, nous pouvons relever les occurrences dans l'œuvre de Joan Roís de Corella, contemporain de Martorell, qui lui aussi mériterait d'être connu, tant ses thèmes et son approche 'psychologique' des sentiments peuvent paraître 'modernes'. Ainsi, dans son «Entretien ou conversation qui se déroula chez Berenguer Mercader entre quelques hommes de condition de la ville de Valence, qui composèrent les poésies historiques suivantes, chacun la sienne selon son style élégant»15, le programme est posé dès les premières lignes:


Vers la mer tempétueuse de Vénus dirigeant la proue de mon écriture, je vais décrire les naufrages de ces pauvres fous qui naviguent sur elle et y trouve une mort douloureuse et misérable.16


Nos poètes puisent dans la mythologie grecque, en s'inspirant d'Ovide, la matière de leurs histoires. La première est celle de Céphale et Procris, ces époux qui se mettent mutuellement à l'épreuve et qui finissent tragiquement. Il n'y a point de naufrage réel dans leur aventure, même si Céphale finit par mourir en se jetant dans la mer; il n'empêche que Bérenger Mercader utilise à un moment le topos du naufrage:


Et si parfois les eaux paisibles du sort favorable nous invitent à hisser les blanches voiles sur le mât, c'est pour que plus rapidement et avec la douleur d'une plus grande perte, chavirant irrémédiablement, nous essuyions un cruel naufrage tant de nos biens que de notre personne...17


La Fortune n'est pas loin; elle est mentionnée, cruelle traîtresse, dès avant et dès après.
Suit l'histoire d'Orphée, racontée par Joan Escrivà, puis celle de Scylla, fille du roi Nisos par Guillem Ramon de Vilarrasa. Nous avons droit ensuite à la fable de Pasiphaé, de la bouche de Lloís de Castellví, suivie de la légende de Procné, Philomèle et Térée, par le baron don Joan de Proxita. Mais le topos n'apparaît plus.
Il revient avec Le jugement de Paris, écrit par Joan Escrivà à Roís de Corella:


Et ainsi, à la vue de Vénus, le cœur enflammé, [Paris] ne put juger des beautés discrètes mais réelles de Pallas et de Junon et estima que quiconque critiquerait la juste sentence qu'il avait rendue, montrerait son incapacité de pénétrer les perfections de Vénus. C'est là un naufrage dont sont souvent victimes ceux qu'un grand amour aveugle; car si celle que nous aimons n'est ni belle ni remarquable et ceux qui voient notre erreur en rient, nous nous ne rions pas et nous les prenons pour des fous de rire, estimant que c'est par ignorance qu'ils ne peuvent voir ce que nous, aveuglés, pensons saisir avec subtilité.18


Ce n'est encore une fois qu'un emploi exclusivement métaphorique. Nous ne trouvons un rapport à la réalité que dans L'histoire de Léandre et Héro, dans laquelle la noyade de Léandre est assimilée à un naufrage:


Ne te lance pas, ô mon amour, ma vie, dans une si dangereuse entreprise; ne confie pas ton corps —qui m'appartient— à la mer furieuse et déchaînée; souviens-toi que nager est le péril le plus craint des marins; ils ne le font qu'après un naufrage, quand il n'y a pas d'autre moyen de rester en vie, et à la dernière extrémité, s'il sont encore vivants, ils rejoignent le rivage à la nage.19
"Ô, Léandre, pour moi le plus misérable des hommes, pour moi mort dans les flots, qui pour moi seule vivait sur terre! Quelle plainte puis-je crier sur ton corps, moi encore vivante, pour te pleurer dignement, alors que je te vois là mort pour moi? Je vivrai pour, dans le peu de temps qu'il me reste, pleurer amèrement ton naufrage.20


À l'instar de Léandre, il n'en est pas de même au chapitre CCC de Tirant, où le héros, qui vient d'échouer sur les côtes barbaresques, est découvert dans une grotte par le Chèvetain des chèvetains, ambassadeur du roi de Tlemcen auprès du roi de Tunis. La beauté de Tirant remplit l'ambassadeur d'admiration:21

La grande beauté que je vois dans ta personne m'emplit le cœur d'un profond amour. Il n'est pas rare que les hommes, aussi grands seigneurs soient-ils, tombent entre les mains de leurs ennemis soit en combattant sur mer ou sur terre, soit —comme toi maintenant— à la suite d'un naufrage voulu par la Fortune. Pour cela même, si ton âme est noble, tu ne dois pas être abattu, car même si la Fortune t'a jeté ici, tu ne dois pas désespérer de la miséricorde du Dieu tout puissant qui gouverne l'univers; je te jure par notre saint prophète Mahomet —qui t'a délivré d'un si grand péril et t'a fait la grâce detomber en mon pouvoir—, qu'en voyant ce corps si parfait que Nature t'a donné, je ne puis croire qu'elle ne l'ait doté de mille vertus.


Il n'y a pas ici de métaphore; il s'agit bien d'un véritable naufrage, celui de Tirant précisément. Mais il est à noter que c'est encore dame Fortune qui, dans la bouche du Chèvetain des chèvetains, tire les ficelles du destin. Le topos n'est pas loin. La troisième occurrence, qui est due au narrateur et non pas à l'un des personnages du roman, n'a pas de connotation particulière; il s'agit d'une simple mention du naufrage du naufrage de Tirant et Plaisirdemavie22 :

Deux ans après que Plaisirdemavie, grâce à l'immense bonté de Notre Seigneur, eut échappé au naufrage et eut été conduite à Tunis, chez la fille du pêcheur [qui l'avait recueillie], comme cela a été dit cidessus, celle-ci prit mari non loin de cette ville.


Mais encore une fois, dans la dernière occurrence, c'est un personnage, Plaisirdemavie, qui s'adresse à Tirant, et dame Fortune n'est pas loin23:

"Je te supplie de ne pas prendre ombrage de mes paroles; Fortune veut en effet que je récite tes glorieuses actions, dont le souvenir ne peut s'effacer, car conduit par ton courage insigne tu as tué et plongé dans la terreur des milliers de Turcs, en Grèce, puis, victime d'un naufrage, tu es arrivé dans ce royaume, la souveraine Berbérie, où tu as été deux fois vaincu et deux fois vainqueur.


Je remarquerai d'abord que dans le topos, la Fortune est arbitraire et qu'elle ne vient pas récompenser ou punir ceux qu'elle touche. Déesse de la Chance et du Hasard, le visage voilé, elle est capricieuse, et seul son bon vouloir préside à ses décisions. Pour s'attacher ses faveurs, il faut tenter de la séduire comme on pourrait séduire une femme, ce qui n'a rien à voir avec la morale. Pour des chrétiens sincères, cette position ne pouvait s'harmoniser avec la notion de responsabilité individuelle et de juste récompense qui conduisait à la grâce ou à la damnation24. Il y a entre les deux notions une contradiction qui rend ambiguë l'interprétation du naufrage. Ce diasystème conceptuel semble lié à la pensée occidentale médiévale, dans laquelle coexistent des croyances ou des pratiques païennes et l'expression d'une foi véritablement chrétienne25.

D'autre part, la chevalerie —n'oublions pas que Tirant le Blanc est un roman chevaleresque— n'est pas d'essence chrétienne. Ses valeurs originelles guerrières ne plongent pas dans l'enseignement d'amour de l'Église, et celle-ci aura bien du mal à la christianiser, à l'humaniser. Elle n'y réussira d'ailleurs jamais complètement, et l'idéal pré-chrétien aura toujours tendance à s'imposer à l'autre. Ce sera là la source de conflits à l'intérieur même des narrations de type chevaleresque.

Ces remarques sont importantes car elles peuvent expliquer et rendre compte de la fonction narrative de segments-charnières du roman. Elles sont à l'origine de pratiques discursives qui génèrent le texte de la fable. Dans le cas précis du naufrage de Tirant le Blanc, elles seront fort utiles.




Éléments du naufrage de Tirant le Blanc

Il est à remarquer que dans ce naufrage réel, le terme même de 'naufraig' n'est pas utilisé. Nous avons la description du naufrage, ses raisons physiques et les discours qu'il inspire à Tirant le Blanc et Plaisirdemavie, mais il n'est pas nommé au moment où il se produit. Il le sera plus tard, comme je l'ai déjà signalé. Sa réalité suffit à le dire.

Le naufrage est annoncé dès le chapitre CCXCIII:

E tots los mariners donaren de consell a l'Emperador que prestament ixquésen terra per causa d'un negre núvol qui ab grans trons e llamps venia acompanyat... La mar era ja tan brava que no consentia que dones hi deguessen entrar...


Les signes se précisent au chapitre CCXCVI:

e manà a Hipòlit que prengués les claus e prestament hi anàs. E per ço com feïa gran maror, que tornàs prestament... Com fon tornat ab la roba del negre hortolà, la mar estava tan brava que jamés Hipòlit no pogué pujar en la galera, ni Plaerdemavida no pogué eixir en terra... A poc instant, la mar s'embraví tan fort que tots aquells qui veïen la barca on Hipòlit anava, tots reclamaven a Déu, de bon cor, que no perissen en la cruel mar... La pluja e lo vent era tan fort e la mar tan alta que les gúmenes de les galeres se romperen e per força hagueren d'aquí de partir.


Ces signes avant-coureurs échappent totalement à Tirant; du moins ne l'inquiètent-ils guère. Il est bien trop pris par des problèmes intimes pour être sensible à des signes météorologiques qui pourrait relever du céleste. Ce n'est que lorsque le déchaînement des flots aura irrémédiablement perdu les galères que Tirant pensera que peut-être le Ciel le punit pour sa conduite. Sur ce point, les éléments les plus signifiants du naufrage se trouvent tant dans le discours du héros que dans la réponse de Plaisirdemavie. Lorsque Tirant comprend qu'il est perdu, il se tourne vers Dieu pour faire acte de contrition, non sans se plaindre au préalable du sort qui lui est réservé:

Capítol CCXCVII. Lamentació que fa Tirant, corrent en la mar fortuna.
—Oh Senyor, ver Déu omnipotent e misericordiós! ¿E quina és estada la mia trista sort e gran desaventura, que en tan gran treball e cruel infortuni vengut sia? Oh miserable de mi! ¿E com ha permès la tua divina Bondat que jo haja a morir en la cruel mar, e m'haja a combatre ab los peixos? No só pogut morir en les forts batalles dels turcs, e ara morré sens poder fer resistència alguna? ¿Per què no morí en la fort batalla del senyor de les Viles-Ermes, puix ab tanta pena havia finir la mia trista vida? Lloada sia la Majestat divina, a qui plau que per los meus grans pecats jo reba tal punició segons los mals meus meriten. ¡Oh trist de mi, que no em dol la mia cruel mort, mas dol-me aquesta donzella que haja ésser punida per los meus defalts, o per mi restarà en tribulació e fora de tota esperança! ¡Oh Tirant, bé és aquest dia trist e desaventurat per a tu, que no et val força ni ardiment, car tu bé pensaves que cavaller qui en tot lo món fos no et pogués vençre ni subjugar, e ara est atès als térmens de la mort, e no saps qui et mata ni per quina causa! ¡Oh senyora Princesa, qui sou fènix del món, a Déu fos plasent vós fósseu ací present, perquè vésseu los darrers dies de la mia trista vida, perquè us pogués demanar perdó de tantes ofenses que us he fetes, per bé que no sia de mon propi costum, mas per relació de falsa gent! ¡Oh Viuda ficta e reprovada, ja fos plasent a la divina Providència que em donàs tant temps de vida sol perquè et pogués premiar de les nefandíssimes maldats que tu, ab tan poca temor de Déu e vergonya del món, has comeses, car per tos pecats muir jo e tots los altres, e seràs estada causa e destrucció de la corona de l'Imperi grec! Oh senyor Emperador, ple de molta benignitat! ¡Com vos dolríeu de mi, com muir en tan gran desaventura! ¡Oh cavallers del meu parentat, e com serà prest partida la nostra companyia! ¿E qui serà aquell qui us puga ajudar ne traure de presó? ¡Oh excel·lentíssima Princesa e esposa mia, vós éreu lo meu confort e restauració de la vida mia! Jo suplic al Senyor de tot lo món que us vulla lliberar del poder de vostres enemics, e us augmente l'honor i l'estat, e que us trameta un altre Tirant qui tinga tanta voluntat de servir-vos.


Si j'analyse ce passage, je vois tout d'abord que Tirant ne comprend pas la raison de ce sort cruel qui le frappe. Il y a là le motif du ÉLI, ÉLI, LEMA SABACHTANI. Son orgueil l'empêche de se reconnaître pécheur. Mais il en vient rapidement à des sentiments plus chrétiens et fait preuve de plus d'humilité: Louée soit la divine Majesté, à qui il plaît que —pour mes grands péchés— je reçoive la punition que méritent mes fautes. Un degré de plus est franchi quand, charité chrétienne oblige, le sort réservé à Plaisirdemavie lui est plus pénible que son propre sort: Ô pauvre de moi, ma mort cruelle ne me touche pas; je souffre davantage de la punition que doit supporter cette demoiselle à cause de mes erreurs; par ma faute elle connaîtra adversité et perdra toute espérance! Il reconnaît les torts qu'il a envers Carmésine: Ô Princesse, phénix du monde, à Dieu plût que vous fussiez ici pour voir les derniers jours de ma triste vie et que pusse vous demander pardon de toutes les offenses que je vous ai faites, bien que cela ne vienne pas de mon caractère, mais du récit de personne trompeuse!

Tirant le Blanc reste assez superficiel dans l'énoncé de ses fautes, car au regard de la morale chrétienne, ses errements sont bien plus nombreux. Le chevalier appartient à César, et ses actions dans ce monde entrent en conflit avec les préceptes chrétiens du royaume de Dieu. Les vertus chrétiennes ne s'accordent forcément pas avec les vertus chevaleresques. Tirant recherche la gloire sur terre et non la gloire du Ciel. D'autre part, depuis qu'il est amoureux de Carmésine, il néglige ses devoirs guerriers de rempart de la Chrétienté pour ne penser qu'à la façon de séduire la Princesse. Il doute ensuite trop facilement de l'amour qu'elle lui porte; le doute est l'un des péchés capitaux, et conduit par exemple Judas à se damner en se pendant —il n'a pas crû à la bonté infinie de Dieu, et c'est cela qui le condamne—. Enfin, il tue un innocent en la personne du jardinier noir qu'il croit coupable de relations sexuelles avec la Princesse. Tous ces faits montrent une lente dégradation du chevalier Tirant qui ne peut logiquement conserver son statut de héros que par une régénération.

La réponse de Plaisirdemavie est instructive à plus d'un titre. Mais elle l'est surtout par le rejet de l'intervention de la Fortune. Dans un premier temps, avant que Tirant n'admette que c'est son non respect de la loi divine qui entraîne la punition que constitue son naufrage, son étonnement devant le sort qui le frappe indique bien qu'il se sent innocent. Plaisirdemavie lui rappelle que l'homme, par son libre-arbitre, est l'unique responsable de ses actes et des conséquences qu'ils entraînent. Elle lui rappelle que c'est son appétit de richesse matérielle, de puissance temporelle et de dignité sociale, en contravention avec la loi divine, qui est cause de son malheur présent.

Ce chevalier mondain ne peut être le bras de la Chrétienté. Il doit se régénérer. Il me semble devoir introduire une notion qui fait son chemin depuis l'Église archaïque, et attire l'attention d'un saint Augustin: la notion de Purgatoire, où l'âme chargée de péchés véniels peut s'amender. Mais cette réflexion sur cet état intermédiaire entre Enfer et Paradis dure quelques siècles encore et n'aboutit qu'entre 1150 et 1250 à la croyance au Purgatoire26. Arrivé à ce stade de ma réflexion, il me semble licite de considérer le naufrage de Tirant comme un passage, comme une espèce de mort qui l'entraîne dans des contrées où il pourra se purifier pour redevenir le chevalier chrétien qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être. Cette purification ne pouvait être trop rapide, car cela aurait enlever toute crédibilité sur son efficacité. Et il est vrai que les âmes du Purgatoire doivent purger longuement leur peine pour mériter la béatitude éternelle. Le dernier élément qui semble confirmer cette idée est que Tirant, lorsque le Chèvetain des chèvetains lui demande son nom, lui répond qu'il s'appelle 'Le Blanc', en omettant 'Tirant'. Or j'ai montré dans mon article «L'anamorphose de la mort dans Tirant le Blanc»27, que cette couleur était liée ici à la mort, que c'est une valeur limite, une couleur qui marque le passage, l'idée de seuil. L'idée de Purgatoire en sort renforcée.

En guise de conclusion partielle, je remarquerai que la valeur régénérative du topos du naufrage dans Tirant le Blanc rapproche assez cet épisode de l'aventure de Jonas, qui, ayant désobéi à Dieu qui l'envoyait prêcher contre les Ninivites, fut jeté à la mer et avalé par un gros poisson. Recraché vivant au bout de trois jours, Jonas suivi l'injonction divine et alla convertir Ninive. Jésus pris l'engloutissement de Jonas par un poisson et sa délivrance trois jour plus tard comme une image de sa sépulture et de sa résurrection. On ne peut, bien sûr comparer Jésus, le juste parmi les justes, et Tirant, mais il est bon de rappeler qu'entre sa mort et sa résurrection, Jésus —selon Paul (1Co 15,20) Pierre (1P 3,19) et Jean dans l'Apocalypse (Ap 1,18)— descendit aux Enfers. Il s'agissait pour lui de signifier sa Seigneurie sur l'univers entier, son pouvoir libérateur pour tous les esprits et sa victoire sur le mal et la mort. Tirant ne peut prétendre qu'à la libération de l'Empire grec par sa victoire sur les Turcs, ennemis jurés de la foi du Christ.

Mort prémonitoire de la mort réelle... loin du champ de bataille... Négatif de l'épisode du roi Arthur...

Je ne saurais terminer sans m'interroger sur le sens de la mort de Tirant et de l'ascension de son cousin Hippolyte, car cela semble contredire le message chrétien du roman. À moins que nous ne retombions sur la grâce nécessaire et sur la soumission aux desseins impénétrables de Dieu.







 
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