Les autorités françaises et la Gaceta de Madrid à l'aube de la Guerre d'Indépendance
Gérard Dufour
Au début de l’année 1808, les lecteurs de la très officielle Gaceta de Madrid (qui tirait à quelque 10.000 exemplaires1) ne pouvaient que s’inquiéter des nouvelles chaque jour plus alarmantes que leur fournissait régulièrement leur journal à la rubrique «España» (après les nouvelles provenant des diverses capitales européennes) sur le nombre de soldats français qui franchissaient la frontière pour pénétrer sur le territoire espagnol.2 Présentées comme provenant d’Irun, ces informations qui faisaient état du nombre de militaires, des régiments auxquels ils appartenaient, des montures dont ils disposaient pour la cavalerie, voire des équipements qui leur étaient destinés, étaient si précises qu’elles ne pouvaient être le fait d’un simple observateur, comme on le laissait entendre. De toute évidence, elles étaient transmises par les autorités militaires françaises qui faisaient ainsi étalage de leur force et de leur puissance dans le but évident d’intimider leurs «alliés». Mais une telle démonstration de puissance ne pouvait qu’inquiéter l’opinion publique. Et cette inquiétude fut telle que, le 18 mars, le Souverain se vit dans l’obligation d’adresser un message (publié dans la Gaceta de Madrid en tant que Real Decreto) à son Premier Secrétaire d’État, Pedro Ceballos pour appeler tous ses sujets au calme et leur assurer qu’ils pouvaient faire confiance aux soldats de l’Empereur des Français, dont il se portait garant de la bonne foi.3
Ce double sentiment de puissance irrésistible et de confiance (qu’il entendait bien trahir) était nécessaire aux desseins de Napoléon et rien ne fut négligé pour assurer les Espagnols de la force et de la magnificence de l’Empereur ainsi que de la parfaite conduite de ses troupes invincibles: pour la puissance, on put ainsi trouver, dès le début de janvier 1808, en divers lieux de Madrid, une gravure représentant Bonaparte placé sous le signe d’Hercule, et dont la vente fut annoncée par la Gaceta… du vendredi 15 de ce mois.4 Pour la confiance que l’on pouvait prêter aux Français, on fit appel à la religion et on communiqua au journal, qui ne consacra pas moins de 28 lignes à l’événement (soit près du tiers de l’espace dédié aux affaires d’Espagne) qu’à Logroño, le général Grouchy, à la tête de ses hommes (qui avaient également manifesté leur profond respect envers le caractère sacré de la cérémonie), avait assisté avec dévotion à l’office de la Chandeleur.5
Mais c’était là finesses de militaires s’essayant à la politique. Murat, entré en Espagne le 9 mars en qualité de lieutenant de l’Empereur,6 n’allait pas s’encombrer de semblables finasseries. Pour lui, comme pour Napoléon, la presse se devait d’être aux ordres et publier ce qu’il jugeait bon de lui communiquer.7 Ainsi, le 22 mars 1808 (c’est-à-dire dans le numéro suivant celui dans lequel Charles IV avait assuré le pays de la confiance que l’on pouvait accorder aux Français), pouvait-on lire à la rubrique «España» de la Gaceta de Madrid, sous le titre pour le moins ambigu de «Ejércitos de España», l’ordre du jour suivant, daté de Burgos le 13 du même mois:
«Orden S. M. el Emperador, noticioso de que los oficiales y soldados de sus ejércitos de España pierden considerablemente en el cambio de la moneda, ha mandado que la pérdida se le abone por su tesoro. A consecuencia de esto se hará una revista particular desde el punto en que entraron en España las tropas, para abonar, según ella la diferencia entre ambas monedas. S. M. ha oído con gusto la buena disciplina que observa el ejército; le manifiesta su satisfacción por ello, y le encarga que continúe y guarde la mayor consideración al pueblo español, estimable por tantos títulos. El soldado debe tratar a los españoles como trataría a los franceses mismos. La amistad de las dos naciones es antigua y debe consolidarse en la coyuntura actual, puesto que S. M. no trata sino del bien de la nación española, a la cual siempre ha profesado el mayor aprecio. Cuartel general de Burgos 13 de marzo de 1808. = El gran duque de Berg, teniente del Emperador, comandante de sus ejércitos en España. = Joaquín = Por orden de S. A. = El jefe del supremo estado mayor general. = Monthion».8 |
Plus qu’aux militaires français, cet ordre du jour s’adressait évidemment aux civils espagnols que Murat entendait ainsi rassurer sur le comportement à leur égard de ses troupes. Mais la publication, sans la moindre ligne d’introduction ou d’explication, d’un semblable texte, qui plus est, signé du seul prénom hispanisé de l’auteur, Joaquín, était pour le moins inconvenante, ou plutôt purement et simplement inadmissible puisque le lieutenant de l’Empereur s’y présentait comme l’égal, voire le substitut du Souverain espagnol dont les Reales decretos pouvaient désormais être remplacés par les Ordres du jour de l’armée française. En admettant l’insertion dans la Gaceta de Madrid d’un tel communiqué, Charles IV et son Premier Secrétaire d’État Pedro Ceballos avaient déjà capitulé devant Murat qui apparaissait ainsi comme le véritable maître du pays. Pour tenter d’atténuer la très fâcheuse impression que pouvait produire une telle nouveauté chez ses lecteurs, ses rédacteurs (à moins que l’initiative ne provint de Murat lui-même, soucieux de jouer sur tous les tableaux) firent suivre l’ordre du jour des confidences de l’officier dépêché par le gouvernement pour fixer avec le commandant en chef français les conditions de son entrée à Madrid. A en croire cet écho, Murat aurait montré les meilleures dispositions et son plus profond respect envers les autorités espagnoles, affirmant qu’il n’avait pas d’instructions concernant son éventuelle entrée dans Madrid, et que s’il en recevait l’ordre de l’Empereur, il ne le mettrait pas à exécution sans se concerter avec le gouvernement espagnol et examiner avec lui s’il convenait ou non de faire entrer les troupes françaises dans la capitale. Mais une telle déférence sonnait étrangement faux quand Murat ajoutait qu’il espérait bien pouvoir rendre publics à Madrid les desseins de l’Empereur son maître pour assurer la prospérité de l’Espagne.9
Avant même d’entrer dans Madrid, Murat s’était emparé de sa Gaceta qu’il utilisera dès lors à sa guise. Ainsi dans le numéro suivant, celui du 25 mars dans lequel était publiée la lettre par laquelle Charles IV, suite aux événements d’Aranjuez, avait abdiqué en faveur de son fils Ferdinand, fit-il paraître une circulaire qu’il avait adressée aux intendants, gouverneurs et députés de Burgos, de la Vieille Castille, d’Álava, de Biscaye et du Guipúzcoa pour leur préciser que tous les frais occasionnés par la présence de ses troupes leur seraient remboursés par le Trésor Impérial, circulaire qu’il concluait par un appel à l’amitié entre les Espagnols et les Français.10 Cette pièce précédait un certain nombre de décrets que Ferdinand VII venait de prendre, comme s’il existait deux souverains en Espagne, Joaquín et Fernando, et que le second dût s’effacer devant le premier.
De fait, Murat était désormais le véritable maître de la Gaceta de Madrid: le dimanche 27 mars, il n’hésita pas à en faire imprimer un numéro extraordinaire uniquement consacré à la reproduction de la proclamation qu’il avait faite à ses troupes avant leur entrée, le 23, dans la capitale et dans laquelle il leur rappelait que l’Espagne était une nation alliée et qu’à ce titre, tous ses habitants méritaient la plus grande considération et que toute violence à leur égard serait châtiée avec la plus extrême sévérité, y compris par la peine de mort.11 Daté du 22 mars, ce texte aurait fort bien pu être publié dans le numéro ordinaire du vendredi 25, voire dans celui du mardi 29 dans lequel il fut rendu compte de l’impression très favorable qu’aurait produite la prestance des troupes impériales sur une population qui aurait entretenu avec elles les relations les plus cordiales du monde.12 Pourquoi donc en faire l’objet d’un numéro extraordinaire de la Gaceta? Murat aurait-il eu quelque inquiétude sur les sentiments réels des madrilènes à l’égard de ses soldats? C’est extrêmement vraisemblable puisque, ce même dimanche 27 mars 1808 où paraissait ce numéro extraordinaire de la Gaceta, le capitaine d’artillerie Pedro Velarde Santiyán, qui devait héroïquement sacrifier sa vie pour la patrie six jours plus tard, le 2 mai, fit part dans une lettre à sa fiancée qu’il y avait à Madrid «algo de barullo y malestar»
.13 Mais cela n’explique pas le recours au support de la Gaceta et pourquoi Murat ne s’est pas contenté de faire publier la traduction de son texte sous forme d’affiche à l’en-tête des armées françaises. En fait, plus que l’urgence de la situation, il semble bien que le choix de Murat ait été guidé par son souci de manifester sa prééminence sur le nouveau souverain, Ferdinand VII, qui venait, lui, d’être triomphalement accueilli par ses sujets madrilènes le 25 mars, deux jours après sa propre entrée dans Madrid qui, elle, n’avait guère soulevé d’enthousiasme. En effet, pour signifier son premier acte en tant que monarque, à savoir le maintien de Pedro Ceballos en tant que Premier Secrétaire d’État, Ferdinand VII avait eu recours à un simple supplément au numéro du 22 mars de la Gaceta de Madrid.14 Murat faisait mieux que le nouveau souverain: non seulement il qualifiait le numéro (et donc son contenu) d’extraordinaire, mais il le rendait tel par la date choisie pour sa publication: un dimanche, jour consacré au Seigneur et pendant lequel les ouvriers de l’Imprimerie Royale aurait dû se rendre non point au travail, mais à l’église!
Ferdinand VII et son entourage sentirent l’injure et le jeune souverain usa dès lors du numéro extraordinaire avec autant de facilité que le lieutenant de l’Empereur. Ainsi le jeune roi fit à son tour publier un numéro extraordinaire de la Gaceta de Madrid le jeudi 31 mars dans le seul but d’établir les méfaits qu’avait commis Manuel Godoy.15 Deux jours plus tard, le samedi 2 avril, au lendemain de la parution du numéro habituel du vendredi, Murat faisait paraître un nouveau numéro extraordinaire qui contenait son ordre du jour à l’armée française par lequel il annonçait la venue en Espagne de l’Empereur et se félicitait de la parfaite entente de ses troupes avec les Espagnols.16 Le samedi suivant, 9 avril, c’était à Ferdinand VII de reprendre l’initiative médiatique en annonçant, toujours par voie d’une édition spéciale de la Gaceta, son départ pour Burgos afin d’aller au devant de l’Empereur dont l’attitude, assurait-il, l’enchantait, et qu’en son absence, il confiait les affaires du royaume à son oncle bien aimé, l’infant Don Antonio.17
En l’absence du Roi, ses partisans firent publier un supplément de quatre pages à la Gaceta du mardi 12 avril dans lequel étaient relatées les réjouissances qu’avait partout entraînées l’annonce de son élévation au trône.18 Or, d’un point de vue strictement typographique, rien n’imposait de publier ces informations sous forme de supplément. Bien au contraire, puisque le numéro lui-même n’était composé que de huit pages,19 et qu’un numéro normal de la Gaceta en comptait 12! On en était ainsi arrivé à une banalisation du supplément et du numéro extraordinaire, seuls capables de donner quelque importance à une nouvelle. On avait aussi compris l’intérêt de publier le dimanche. Aussi, le dimanche 17 avril les lecteurs eurent-ils droit à un nouveau numéro extraordinaire qui contenait les nouvelles suivantes:
«S. A. el Sr. Infante D. Antonio ha recibido carta del Rey nuestro Señor, escrita en Vitoria con fecha del 14 corriente, por la cual se sabe que S. M. había llegado con felicidad a aquella ciudad donde permanecía sin novedad en su importante salud. Se sabe también que S. A. el Sr. Infante D. Carlos había pasado a Bayona, sin duda con noticia de la próxima llegada de S. M. el Emperador de los franceses y Rey de Italia. El Rey nuestro Señor se muestra muy satisfecho de la buena armonía que el pueblo de Madrid guarda con el ejército de su grande y buen Aliado. Queriendo S. A. I. el gran duque de Berg disminuir a la villa de Madrid, en cuanto sea posible, la carga ocasionada por el alojamiento de las tropas francesas en la capital, acaba de mandar que la división del general Musnier salga a acamparse, que en lo sucesivo ningún oficial general o particular comisario etc. etc., sino los de los estados mayores generales y de los cuerpos que deben permanecer en la villa, pueda tener alojamiento en ella, a no ser que se hallen autorizados al efecto en virtud de nuevas disposiciones de S. A. I. Me apresuro a dar a conocer a los habitantes de Madrid esta determinación, que les ofrece un nuevo testimonio del aprecio y consideración de S. A. I. hacia ellos. = El general comandante de la vanguardia y de las tropas francesas. Madrid, Emm. Grouchy = Madrid, 16 de abril de 1808».20 |
Ce texte (dont nous avons respecté la disposition typographique) est un superbe exemple de manipulation de l’opinion publique: en séparant les deux parties du texte par un espace, l’auteur de cette page donnait à croire qu’il s’agissait de deux nouvelles de provenances distinctes: le Roi (ou son entourage) et les Français. Mais la décision de publier un numéro extraordinaire, qui plus est, un dimanche comme nous l’avons déjà souligné, ne pouvait avoir été prise que par une seule autorité, celle qui pensait tirer bénéfice des nouvelles diffusées, à savoir les Français.
Car on s’entend dès lors à faire parler le Roi absent. Le vendredi 22 avril, ce sont deux numéros extraordinaires de la Gaceta de Madrid qui sortent coup sur coup (en plus de la livraison habituelle) des presses de l’Imprimerie Royale. Le premier pour annoncer que le Souverain, pour complaire à l’Empereur avait ordonné à la Junta de Gobierno de remettre Manuel Godoy entre les mains du grand duc de Berg qui le ferait mener sain et sauf en France.21 Le coup était rude pour le souverain qui devait sa popularité au fait d’avoir su abattre le favori de ses parents.22 Si rude, que le fait de l’annoncer ainsi tout de go, sans aucun ménagement envers la dignité du souverain, aurait pu entraîner un fort mécontentement parmi ce peuple qui haïssait Godoy plus encore qu’il n’adorait Ferdinand VII. Aussi, dans le second numéro extraordinaire de la Gaceta publié le même jour, s’attacha-t-on à ménager sa personne en affirmant qu’il avait fait savoir que la grâce accordée à son ennemi n’empêcherait nullement que justice soit rendue à tous ceux qui avaient été ses victimes et qui seraient dûment dédommagés. Mais ce n’était pas là l’essentiel du communiqué. Ce qui importait, c’était d’annoncer aux Espagnols que Ferdinand VII avait passé la frontière pour rencontrer l’Empereur à Bayonne et qu’il l’avait fait avec une confiance absolue dans la bonne foi de son Allié, confiance qu’il enjoignait à ses sujets de partager, car selon ses propres paroles, exprimées dans le Real Decreto qu’il avait signé à Vitoria le 19 avril avant de se mettre en route pour la France et que reproduisait la Gaceta:
«no tomaría la resolución de su importante viaje si no estuviese bien cierto de la sincera y cordial amistad de su aliado el Emperador de los franceses y que tendrá las más felices consecuencias, les manda pues que se tranquilicen y esperen que antes de cuatro o seis días darán gracias a Dios y a la prudencia de S. M. de la ausencia que ahora les inquieta».23 |
En signant un tel décret, que Murat s’empressa de faire publier, Ferdinand VII avait commis une erreur fatale: respectueux des ordres de leur Roi, les Espagnols se montrèrent dociles, du moins jusqu’au 2 mai. Cette fois, Murat ne montra aucun empressement à publier les mesures de représailles qu’il décréta le jour même du soulèvement madrilène et la proclamation qu’il adressa aux Espagnols pour ne leur offrir d’autre alternative que la soumission ou l’extermination, déclarant très clairement:
«si se frustra mis esperanzas, será terrible la venganza; si se realizan, me tendré yo feliz en anunciar al Emperador que no se ha equivocado en su juicio sobre los naturales de España a quienes dispensa toda su estimación y afecto».24 |
Ce n’est en effet que le vendredi 6 mai, soit cinq jours après les événements, dans un numéro ordinaire du périodique, que parurent ces textes ainsi que des considérations sur le rôle qu’avaient joué, avec les Français, les troupes espagnoles pour ramener la populace à la raison, comme s’il n’y avait pas eu de Daoiz ou de Velarde pour défendre l’honneur d’une nation outragée. Manifestement, pour Murat, l’heure n’était plus à la plume, mais au fusil, au sabre et au canon. Sans doute se sentait-il plus à l’aise sur ce terrain, même si l’avenir devait lui donner tort et s’il ne put vaincre, faute de convaincre. Mais dans cette période de «drôle de paix» que constituèrent les premiers mois de 1808, il avait su habilement utiliser cette presse qui, en Espagne, ne constituait pas encore le quatrième pouvoir, mais allait le devenir, même si les événements du 2 mai prouvent que les Espagnols ne furent pas longtemps dupes de son habileté.