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Luis Matilla et le «teatro de animación»: une alternative à l'image hypermédia depuis la scène?

Euriell Gobbé-Mévellec



Résumé:

Le dramaturge et pédagogue espagnol Luis Matilla, incontournable dans le paysage du théâtre jeune public espagnol, a proposé dans les années 1980 une formule théâtrale innovante, le «teatro de animación». S’inspirant des nouvelles pratiques médiatiques qui visent l’immersion du récepteur dans l’univers fictionnel, Matilla invente un dispositif théâtral itinérant, en plein air, qui sollicite la participation active, à la fois intellectuelle, émotionnelle et physique, du spectateur. Face à la concurrence que représente l’image télévisuelle, animée et sonore, immédiatement séduisante, le dramaturge fait le pari d’un théâtre capable de se régénérer à son contact, capable d’adapter davantage son mode de communication aux spécificités de son jeune récepteur. Dans l’ambitieuse proposition de Matilla, le spectateur, dont le corps et l’esprit sont mobilisés dans l’aventure théâtrale, ne suspend pas son jugement critique comme il peut risquer de le faire lorsqu’il s’immerge dans l’image télévisuelle, mais fait au contraire jouer à plein son imagination. Cette proposition esthétique, malgré sa résonance limitée, gagne à être mise en lumière à l’heure où l’image numérique a gagné encore en capacité d’immersion et d’interactivité. Nous proposons pour cela de nous attarder sur l’une des pièces phare de Luis Matilla, La Fiesta de los dragones, dont le prologue fait figure de manifeste, afin de souligner le caractère avant-gardiste du concept de «teatro de animación».

Abstract:

The Spanish playwright and educationalist Luis Matilla, well known for his involvement in plays for Spanish youth, proposed during the 80's a brand new approach of theatre: the «teatro de animación». Influenced by new media practices aiming at surrounding the viewers by a fictional universe, Matilla invented an outdoor itinerant theatrical device, which encourages an emotional, physical and intellectual participation of the audience. Due to the seducing TV images which combine move and sound, the playwright focused on the self-regenerating abilities of a theatre directly in contact with its audience, able to adapt itself to the specificities of the young viewers. With this ambitious approach, the viewer does not suspend his judgement as he would do with a TV show, but frees his imagination and gets involved physically and intellectually in the theatre adventure. This esthetical proposal, in spite of its limits, must be highlighted, especially today with the growing use of digital images to immerge and interact with the audience. To enlighten the avant-gardism of the «teatro de animación», we will study one of the most famous plays of Matilla, La Fiesta de los dragones, whose prologue can be seen as a manifesto.





Ninguna televisión del mundo podía ofrecerles la posibilidad de tocar el teatro con la mano teniendo a la naturaleza como escenario fantástico [...] El niño recibía al mismo tiempo juego, teatro y vida, unos ingredientes no demasiado abundantes en su realidad cotidiana modelada por la niñera electrónica en la que tanta confianza depositan sus mayores1.


Le dramaturge et pédagogue espagnol Luis Matilla a senti dès les années 1980 la nécessité de faire dialoguer son mode d’expression, le théâtre, avec les nouvelles formes de communication. Le prologue de la pièce La Fiesta de los dragones constitue à ce titre une véritable profession de foi où l’auteur explique qu’il repense sa pratique et son écriture théâtrale en fonction du nouveau rapport de l’enfant aux médias de masse. Avec lucidité, il reconnaissait l’inconfort que son mode d’expression pouvait présenter face à d’autres pratiques plus récentes:

Si para un adulto permanecer en la fila veinte de un teatro le crea, en ocasiones, dificultades para la plena asimilación del espectáculo, ¿qué no ocurrirá con un niño habituado por la televisión a contemplar los acontecimientos en primera línea y a matizar el volumen según sus necesidades?


[Matilla, 1986 : 10-11]                


Matilla a donc proposé, partant de ce constat, une forme théâtrale nouvelle, le «teatro de animación», qui posait un défi d’envergure : non seulement renouveler une pratique médiatique classique, le théâtre, en l’adaptant à l’environnement audio-visuel dans lequel allaient désormais baigner les jeunes générations, en se nourrissant de celui-ci, mais également faire de cette nouvelle forme théâtrale une pratique médiatique dépassant les inconvénients, les dérives des nouvelles pratiques, notamment la suspension du jugement critique induite par l’immersion dans l’image télévisuelle2.

Il est intéressant de revenir questionner aujourd’hui cette proposition artistique née à la fin du XXe siècle dans le contexte du développement de l’image télévisuelle. Le «teatro de animación», certes, s’est circonscrit à la pratique d’un seul auteur, sans faire véritablement école, et Luis Matilla lui-même, dans ses dernières pièces, a abandonné cette étiquette3. Malgré tout, il y a quelque chose d’assez visionnaire dans le projet de Matilla, et cette initiative est à situer en quelque sorte à l’avant-garde d’un mouvement de fond qui concerne plus largement tous les supports médiatiques traditionnels adressés à l’enfant. Le théâtre, mais aussi le livre, le conte, le jeu, face à la prégnance de plus en plus forte de l’image multimédia et interactive, ont été contraints, pour perdurer, de repenser en profondeur leurs formes, leurs écritures, leur mode de communication avec le jeune récepteur. Ce mouvement s’est fait et continue de se faire dans le sens d’une plus grande intégration du récepteur dans l’univers fictionnel, sa participation étant sollicitée pour co-élaborer le récit. L’implication du récepteur n’est plus seulement imaginative ou intellectuelle, elle est aussi affective, émotionnelle, et corporelle. C’est précisément ce dispositif d’immersion totale que Luis Matilla propose au jeune spectateur dans le «teatro de animación», et c’est la raison pour laquelle sa proposition mérite d’être étudiée en profondeur, à l’heure où grâce aux capteurs de mouvements, aux caméras et à la technologie de reconnaissance faciale transposant directement à l’écran les moindres mouvements du joueur, l’utilisateur d’une PlayStation , d’une Xbox ou d’une console Wii pénètre littéralement dans l’univers virtuel du jeu et vit dans son propre corps l’aventure fictionnelle.

[...] en bastantes ocasiones, planteamos para los más pequeños unas obras excesivamente conceptuales, llenas de palabras y faltas de silencios donde ocurran hechos imaginativos que acostumbren al niño a conectar con el ritmo-vida en lugar del tiempo electrónico. En la televisión no deja de sonar la música, la palabra o el ruido y los planos se suceden a una velocidad de vértigo. Nos falta verdadera magia teatral y nos sobran parlamentos grises y reiterativos que en ocasiones hacen huir al niño hacia la pantalla del televisor donde se sienten espectadores de primera fila capaces de saltar a otro espacio visual sin más limitación que la velocidad de su dedo4.


Luis Matilla n’est pas le seul à utiliser l’expression «teatro de animación»; on trouve plusieurs occurrences de cette expression dans le théâtre contemporain, qui renvoient cependant à des pratiques très différentes. En Espagne, elle est le plus souvent associée au théâtre d’objet. Le «teatro de animación» fonctionne sur le même modèle que le «cinéma d’animation»: il s’agit de doter des objets inanimés de mouvement. Mais le terme «animación» possède une autre signification, celle d’insuffler une certaine énergie, une certaine chaleur -vie, courage, force, selon le contexte- à un être vivant ou à un groupe de personnes. Le «teatro de animación» en ce sens consiste à encourager les spectateurs à participer, il les implique émotionnellement et intellectuellement dans la représentation. Cette participation, selon les formes de théâtre, peut-être ludique, festive, politique, etc. On parle ainsi d’«animación comunitaria» pour un théâtre de sensibilisation de masse, d’«animación de la calle» pour évoquer le théâtre de rue, l’association du théâtre et de la fête.

La traduction du terme en français ne doit pas conduire à confondre «théâtre d’animation» et «animation théâtrale», même si les deux pratiques ont entre elles certaines affinités. L’animation théâtrale désigne aussi une forme participative de théâtre, mais elle est directement liée à une politique culturelle française, née dans les années 1960, qui accompagne le mouvement de décentralisation dramatique et d’action culturelle. Jean Vilar a été l’un des principaux acteurs de ce mouvement. Le projet consiste à préparer la réception du spectacle théâtral en amont et en aval de la représentation, et à favoriser la participation du spectateur, en allant le rencontrer directement sur son lieu de vie, lieu de travail pour l’adulte, école pour l’enfant. L’objectif de cette démarche, c’est l’insertion du théâtre dans le tissu social. On peut dire, en reprenant l’expression de Patrice Pavis, que de cette façon, «l’animation investit dans un public futur». [Pavis, 2001:17]

La figure de l’animateur est au cœur de ce projet: c’est lui qui fait le lien entre le spectateur et la pratique théâtrale, lui qui sensibilise, initie, encourage la participation. Dans la société du multimédia, jouant sur des rapports d’interaction entre supports médiatiques et utilisateurs, le rôle d’animateur est une des cordes que l’homme de théâtre ajoute à son arc afin de maintenir son art vivant. Il n’est plus seulement un artiste et un créateur, il apprend aussi à diffuser son travail, à le mettre à la portée de son public, sous peine de ne le voir exister que pour une infime frange lettrée de la population. Inversement, cela signifie aussi que font leur entrée dans le monde du spectacle des individus qui ne sont pas à proprement parler des créateurs mais des animateurs. Pour cette raison, l’animation théâtrale est parfois dénigrée par le milieu de la scène, pour qui cette tâche, prenante, et considérée par certains comme ingrate, entre en conflit avec le métier de créateur.

Anne-Marie Gourdon précise qu’il existe, à côté de l’animation culturelle, une animation socioculturelle, visant, au-delà du rapprochement entre spectacle et spectateur, «l’épanouissement des qualités et des capacités de créativité des individus et des groupes5». Dans le cadre du théâtre jeune public, la formule remporte un grand succès en France, même si elle se réduit souvent à des ateliers de pratique théâtrale en milieu scolaire. Les programmes éducatifs espagnols, de leur côté, comptent le théâtre, depuis maintenant assez longtemps, au nombre de leurs activités pédagogiques. La pratique du théâtre en milieu scolaire, où professeurs et professionnels du théâtre collaborent, est extrêmement répandue. Les angles de travail choisis par les chercheurs dans le domaine du théâtre jeune public sont d’ailleurs révélateurs de ce phénomène: il est rare qu’ils détachent le théâtre adressé à l’enfant-spectateur du théâtre qui s’adresse à l’enfant comme praticien en herbe, et éventuel metteur en scène. Dans de nombreuses pièces de théâtre pour le jeune public, le texte didascalique s’adresse d’ailleurs à l’enfant comme à un technicien de théâtre, lui fournissant schémas de montage et conseils de mise en scène.

Pour Luis Matilla, qui travaille depuis de nombreuses années sur les liens entre éducation et nouveaux supports de communication, et dont les recherches concernent essentiellement le rôle de l’image, télévisuelle, cinématographique ou théâtrale, dans le développement de l’enfant, ces activités pédagogiques en milieu scolaire constituent la source de son inspiration, le creuset où il observe son «comportement théâtral»6. Proposant à l’enfant des exercices d’expressivité, il enrichit sa propre connaissance de l’art dramatique au contact de la spontanéité de son jeu.

Se trata de entrar en contacto de una forma directa con los diferentes modos que el niño tiene de utilizar y ordenar los espacios, su manera de concebir el juego simbólico o los mil y unos modos de fabular sus propias invenciones, cuando los estereotipos inculcados por los adultos aún no han conseguido ahogar totalmente su espontánea originalidad.


[Matilla, 1986:16]                


Ses réflexions l’ont conduit, dans la pratique, à former des professeurs à une utilisation pédagogique des images, et à proposer la formule innovante du «teatro de animación». Parmi les nombreuses pièces qu’il a écrites pour le jeune public, on compte une dizaine de textes qui portent cette mention7.

Le «teatro de animación» de Matilla, qu’il appelle aussi parfois «Teatro-Fiesta8», consiste tout d’abord à bouleverser les conditions traditionnelles de la représentation théâtrale, en privilégiant les espaces ouverts. Il cherche de cette façon à libérer le théâtre des conditions de représentation traditionnelles en salle, où le spectateur est assis dans l’obscurité. Matilla souhaite placer son théâtre «de cara a la naturaleza» [Matilla, 1986: 22] et propose des représentations itinérantes. Le théâtre d’animation souhaite gagner ainsi en liberté, en dynamisme, et en interaction. Parcs ou jardins publics se prêtent admirablement à la formule, créant pour la représentation un écrin relativement coupé du reste de la ville. Ces espaces de calme, à la mesure de l’enfant, sont déjà au quotidien le théâtre de ses jeux et constituent donc un support idéal pour une aventure théâtrale requérant sa participation. Le parc du Retiro de Madrid a ainsi servi d’espace d’expérimentation entre 1980 et 1985 pour plusieurs spectacles d’animation mis en scène par Luis Matilla et Juan Margallo.

En plaçant le théâtre «de cara a la naturaleza», Matilla donne aussi au dispositif une coloration idéologique. Un message écologique sous-tend en effet la plupart de ses œuvres pour le jeune public. El Baile de las ballenas, El Bosque fantástico9, El árbol de Julia10 mettent en scène des enfants ambassadeurs d’une relation harmonieuse avec la nature, et protecteurs de cette dernière chaque fois qu’un danger la menace.

Le rôle de l’animateur occupe dans ce théâtre une place essentielle et hybride. Le comédien doit en effet être capable d’entraîner le public des enfants à sa suite, exactement comme si la représentation théâtrale était un jeu enfantin, sans les diriger de façon excessive, afin de ne pas brider leur imaginaire. Il doit aussi être à leur écoute, savoir improviser durant son interprétation pour accueillir les interventions spontanées des enfants et y adapter le déroulement de la représentation.

Tanto la preocupación del director, Juan Margallo, como la mía, fue la de encontrar unos actores animadores capaces no sólo de alentar la participación de los espectadores, sino, también, de incorporar aquellas aportaciones que supusieran una comunicación entre ellos y el público infantil.


[Matilla, 1986: 23]                


Pour faciliter cette communication, Matilla divise les jeunes participants en petits groupes, et demande aux parents de ne pas les accompagner, afin de lever progressivement l’inhibition des enfants. Une telle contrainte pourrait conduire les plus timides d’entre eux à refuser de participer à l’expérience ; Matilla constate cependant le succès de la formule: «A pesar del aparente condicionante, fueron muy pocos los niños que desistieron de incorporarse a la representación, y menos aún los que la abandonaron una vez iniciada». [Matilla, 1986: 24]

Le plus gros défi du théâtre d’animation concerne sans nul doute la durée du spectacle. La représentation et les ateliers de création qui gravitent autour d’elle couvrent parfois la journée entière ; Matilla parle de six heures

d’activités pour la pièce El baile de las ballenas, montée dans le Parc du Buen Retiro à Madrid. À ceux qui se lamentent sur le manque de concentration, l’inattention, le désintérêt caractéristiques de la «génération zapping», il répond ainsi avec malice:

Queríamos demostrar cómo un teatro que conecta con el sentido lúdico del niño puede prender su atención, más allá de las predicciones de aquellos que intentan teorizar sobre la duración ideal de una obra dirigida al público infantil.


[Matilla, 1986: 22]                


La capacité d’attention aujourd’hui d’un joueur de jeux vidéo, ou les phénomènes récents de best-seller dans le domaine de la littérature de jeunesse qui ont conduit des millions d’enfants à lire en quelques jours des romans de plusieurs centaines de pages avec un enthousiasme immense - nous pensons à la saga Harry Potter, bien sûr, mais d’autres romans pour la jeunesse sont en train de suivre le même chemin - confirment, vingt ans plus tard, l’intuition de Luis Matilla: un support qui s’adresse habilement à l’esprit ludique de l’enfant, qui se fond dans ses modes de communication en sollicitant à la fois son corps et son esprit, remporte son adhésion.

La Fiesta de los Dragones est l’une des neuf pièces de «théâtre d’animation» écrites par le dramaturge, et son prologue fait figure de manifeste pour la formule théâtrale. La pièce, montée également au Parc du Retiro, au Parque del Este de Caracas avant la publication de l’ouvrage, puis à La Havane et Ekaterinbourg, offre à de jeunes spectateurs -entre sept et onze ans- une expérience dramatique qui prend les couleurs d’une aventure chevaleresque. Les enfants sont invités à escorter cinq valeureux cavaliers à la recherche du Chevalier Noir. Cet homme ambitieux a volé l’épée du Seul Désir, un précieux talisman qui veillait sur la paix et la prospérité du pays. Le mauvais chevalier veut reprendre la guerre et soumettre de nouveaux territoires à son autorité. Les spectateurs-protagonistes, emmenés par les cavaliers, parcourent un chemin semé d’embûches à travers la Forêt des Cinq Lunes, empruntent la Route des Obstacles, entrent dans la Grotte des Sons, visitent la Boutique des Masques, etc. À chaque nouvelle étape, ils sont sollicités pour aider leur guide à prendre des décisions, à résoudre des énigmes, à accomplir des prouesses physiques. Un tel parcours, tout en s’inspirant des légendes de chevalerie, n’est pas loin de ressembler à celui que proposent les «Livres dont vous êtes le héros», dont la formule a été imaginée elle aussi dans les années 1980 ou encore bon nombre de jeux vidéo actuels. Dans tous les cas, c’est l’enfant, lecteur, spectateur ou joueur, qui est responsable du déroulement du récit.

Le voyage cherche ainsi à favoriser la participation des enfants ; les activités sont variées et font évoluer les centres d’intérêt afin de s’adapter à la personnalité de chacun des spectateurs. Elles sollicitent chaque fois des qualités, des aptitudes, une perception sensorielle différentes. La quête permanente des réactions du public contraint le texte à rester le plus ouvert possible. Il doit pouvoir tenir compte des réponses qui lui sont données, et ne pas sacrifier la proposition d’un spectateur, aussi incongrue soit-elle, au prix du déroulement de l’action. C’est un pari particulièrement difficile à tenir dans la mesure où plus l’enfant prend de l’assurance et participe à l’action, plus il a en son pouvoir de modifier le déroulement dramatique. Une certaine tension se crée donc entre le maintien du cadre narratif et la libre intervention de l’enfant. La trame doit ménager des espaces d’improvisation et de liberté, se montrer suffisamment souple pour accueillir la réaction du spectateur et l’intégrer à la narration. Ce sont souvent les didascalies qui jouent ce rôle dans le texte imprimé, anticipant sur les réponses des enfants.

CABALLERO.- (realizando un cónclave con sus niños). - ¿Aceptamos o no aceptamos? (suponiendo que alguien le diga que se puede bordear el obstáculo, él le informará que saliéndose del camino trazado existe el peligro de tropezar con arenas movedizas.)


[Matilla, 1986: 114]                


La souplesse de ce texte fait écho aux réflexions contemporaines sur la littérature numérique. Les fictions hypermédiatiques repensent complètement les formes et les supports de la narration et bouleversent la définition même de texte [Landow, 1992]. Le «texte» de ces créations en effet est à concevoir comme un «hypertexte», entretenant un réseau de relations avec une multiplicité d’autres «textes» ou «sources», verbales, visuelles, sonores, animées ou fixes, disponibles pour le lecteur, attendant son intervention pour être activées et s’articuler à la fiction hypermédiatique.

De nombreux critiques considèrent risqué le fait que ces hyper-récits suppriment pour l’auteur et pour la structure de l’œuvre l’idée de linéarité. Le texte y est ouvert en effet à des potentialités infinies puisque les parcours de lecture singuliers ne sont pas déterminés à l’avance et se renouvellent à chaque lecture. Le danger serait, selon ces critiques, de voir les hyper-récits se construire comme des collages de fragments de textes sans réel liens entre eux, ou dont les liens distendus feraient perdre à la fiction sa force d’attraction et son efficacité. Afin d’éviter que les hyper-récits ne deviennent des «fourre-tout» sans articulation et négligent les connexions entre les textes sous prétexte de fonctionner par association d’idées, David Bolter, spécialiste de la littérature numérique, insiste sur la responsabilité de l’écrivain :

En este cambiante espacio electrónico, los escritores necesitarán un nuevo concepto de estructura unitaria; deberán aprender a concebir sus textos como una estructura de posibles estructuras. El escritor deberá practicar una especie de escritura en otra dimensión, crear líneas coherentes que el lector pueda descubrir sin cerrar, prematura o arbitrariamente, ninguna posibilidad. Esta escritura en segunda dimensión será la contribución especial del medio electrónico a la historia de la literatura.11


Luis Matilla évolue avec aisance dans ces nouvelles formes d’écriture pourtant relativement peu fréquentes dans les années 80. Il est vrai que le support théâtral se prête bien à cette souplesse, la nature même du texte dramatique étant d’être une trame trouée, incomplète, en attente des

signes visuels, auditifs, musicaux qu’apportera la mise en scène [Ubersfeld, 1996: 40].

Un climax est atteint dans la participation du public à la «Fête des dragons» au cinquième «bloc dramatique» de la représentation. La scène des «dragons endormis» prépare le dénouement. Chaque groupe d’enfants est invité à construire son dragon, une marionnette géante à l’intérieur de laquelle ils peuvent tous entrer. En confectionnant, puis en investissant le corps de papier des dragons, et en manipulant la marionnette, ils deviennent les véritables acteurs de la représentation, à la fois techniciens et comédiens. Cet instant de pause dramatique avant le dénouement célèbre la participation des enfants ainsi que le succès de l’expérience collective menée jusque-là. Le dragon géant ne prend vie en effet que si tous participent à ses mouvements. Peint aux couleurs de chaque groupe, il est le symbole de l’union des jeunes spectateurs et de leur courage tout au long de la Route des Obstacles. On comprend mieux pourquoi Matilla a choisi pour titre de sa pièce «La Fête des Dragons»: plus que les courageux chevaliers, ce sont les enfants les véritables héros du spectacle. La représentation se veut une fête, un «Teatro-Fiesta» en leur honneur.

La «Plaza de los vendedores imaginarios», décor d’ouverture de la représentation, permet d’installer progressivement le code de la participation, les règles du jeu de cette aventure théâtrale. Les comédiens s’installent sur plusieurs petites scènes, situées tout autour d’un espace circulaire laissé libre pour la déambulation du public. Chacune d’elles est une boutique où l’on vend d’étranges marchandises : des sons, des mots, des monstres invisibles, etc. Cette mise en scène initiale fonctionne comme une ouverture d’opéra. L’entrée se fait d’ailleurs en musique. Tous les thèmes sont en effet déjà là, l’univers chevaleresque et merveilleux du spectacle s’installe. Les boutiques sont le lieu d’une première interaction avec le public, et lui proposent déjà un éveil aux sens, à l’imagination, à l’humour, à la poésie. Cette ouverture prend le temps de plonger les jeunes spectateurs dans l’atmosphère de la représentation, de les familiariser avec les questions et les invitations des comédiens-animateurs: «Este espacio se plantea como lugar de reunión y primer encuentro de los espectadores con la diversidad de estímulos teatrales que habrán de ir descubriendo a lo largo del espectáculo» [Matilla, 1986: 37]. Les ateliers interactifs sollicitent en effet l’esprit de jeu et d’inventivité de l’enfant et l’invitent à manipuler les mots, à les assembler librement pour créer de nouveaux termes, à construire des images poétiques, à réinventer le lien entre le mot et son référent dans la réalité. Le langage racoleur et fantaisiste des vendeurs donne le ton:

Sería una pena que os quedarais sin saber lo que es bueno, pero qué digo bueno, magnífico, mucho más que magnífico… super… ¡superfantamagnífico! Pócimas para hacer sonreír a las lechuzas y llorar a los gatos. Cataplasmas de estrellas para convertir el día en noche y la noche en amanecer.


[Matilla, 1986: 39]                


La vendeuse de potions magiques propose ainsi aux spectateurs qui s’approchent de sa boutique d’associer à chaque émotion une couleur. L’enfant est invité à jouer avec le langage comme avec des images et à mettre mots et couleurs sur les émotions qu’il ressent. Le jeu est doublement intéressant: d’une part, il incite l’enfant à considérer sa réalité intérieure, ses états d’âme, à les convoquer de façon imaginaire pour trouver ce qu’ils lui évoquent ; d’autre part, le langage, dont l’enfant ne possède pas encore la maîtrise parfaite, devient ici un outil tout à fait accessible à partir du moment où il devient «visible», où il «fait image». L’enfant sait que sa colère n’est pas rouge ; mais la règle du jeu l’invite à une utilisation libre et jubilatoire, créative, du langage, qui lui permet de nommer une réalité qui, hors de ce cadre de jeu, lui échappe généralement.

Le vendeur de mots propose quant à lui aux enfants de jouer sur le rapport qui unit les mots aux choses. Le jeu consiste à sortir d’un chapeau un mot farfelu, et, pour le public, à faire preuve d’imagination pour lui inventer une définition, lui trouver une place dans le monde. Le bonimenteur chante la liberté et la fantaisie du langage et sa capacité à réinventer le monde. Les «mots carrés», «ronds», «triangulaires», «fêlés» [Matilla, 1986: 42] qui sortent du chapeau ne sont pas sans rappeler les «paroles gelées» du Quart Livre de Rabelais. L’équipage de Pantagruel s’était retrouvé en effet sous une grêle de mots d’azur, de mots de sable, de mots dorés. Puis c’est au tour du vendeur de sons et du dompteur de monstres de jouer à troubler la frontière entre le réel et l’imaginaire grâce aux pouvoirs du langage. Le dompteur vante à grand renfort de mots ce que le public ne voit pas: le numéro de cirque de deux puces acrobates. Ce faisant, il initie l’enfant au plaisir des mots, au jeu de la fiction à laquelle on croit et poursuit son numéro en proposant aux enfants d’entrer dans le jeu. Il y a donc bien une initiation progressive aux mystères et à la magie du langage, celui que l’on réinvente pour construire une histoire à jouer.

Le dernier atelier de la place est celui des comédiens. Là, plus rien à vendre. Une pantomime est représentée sous les yeux des enfants, intitulée: «De cómo un hombre regañó con su flauta y ésta decidió vengarse». S’agit-il de la «Leçon du dramaturge», d’une pause pédagogique où la pièce proposerait une brève illustration de ce qu’est le théâtre «dans les règles»? L’enfant est-il rétabli temporairement dans son rôle de spectateur muet? Il y a effectivement un caractère pédagogique évident dans cette intervention des comédiens. Ici, comme à de nombreuses reprises au cours de la pièce, Matilla enseigne, montre aux enfants ce que peut être, ou ce qu’a pu être le théâtre, en Espagne mais aussi dans le reste du monde. Le dramaturge joue avec les multiples codes que lui offre l’histoire du théâtre, et les didascalies soulignent la présence de ces références historiques dans les propositions esthétiques. Observons par exemple la description du décor de la pantomime, au moment où le rideau se lève: «Sobre fondo blanco y sirviéndose exclusivamente de líneas negras, tal como se realizaban los decorados de la Comedia del Arte, se representará el interior de una habitación». [Matilla, 1986: 50]

La mise en scène initiale elle-même, celle de la Place des vendeurs imaginaires, est vraisemblablement un écho de la mise en scène traditionnelle du théâtre anglais médiéval. L’espace scénique est démultiplié

en plusieurs petites scènes qui s’organisent circulairement, plaçant le spectateur au centre. Les guérites montées sur des chars, les pageants du théâtre anglais médiéval, sont devenues dans la pièce de Matilla des boutiques de village. De la même façon, l’intervention d’un bouffon dans le spectacle sera l’occasion de parler de son rôle traditionnel au théâtre, à la première personne: «Los bufones olfateamos las cosas antes de que éstas ocurran. Gracias a eso conseguimos gastar bromas a nuestros señores, acerca del pasado, del presente y del futuro». [Matilla, 1986: 111] Les formes du théâtre asiatique sont également convoquées à plusieurs reprises. Une des épreuves s’inspire par exemple des formes traditionnelles du ballet chinois, demandant aux enfants de remplir l’air de couleurs en agitant des rubans colorés au-dessus de leur tête. [Matilla, 1986: 112]

Le travail de masque est particulièrement approfondi avec les jeunes spectateurs. Il donne lieu à un atelier animé par Arlequin, à partir des codes de la Commedia dell’arte. Arlequin, emprisonné par le Chevalier Noir dans un masque de fer, a perdu, avec l’expressivité de son visage, sa personnalité et son entrain. Le chevalier qui emmène à sa suite le groupe de spectateurs lui suggère de peindre sur le support de fer les traits de son ancien visage. Arlequin accepte, se maquille devant les petits spectateurs, qui assistent alors à la transformation de tout le corps du comédien et découvrent le pouvoir du masque de théâtre. La scène est suivie d’un atelier où les enfants sont invités à choisir un masque dans un panier et à essayer des grimaces et des mimiques leur permettant d’exprimer une idée ou un sentiment sans l’aide des mots.

Il est intéressant de voir qu’au moment même où le théâtre de Matilla initie les jeunes spectateurs à ces traditions théâtrales, il les subvertit dans la plupart des cas. Cette liberté de ton permet de passer d’un code à l’autre sans trahir le déroulement dramatique. La diversité et la multiplication des codes permettent de maintenir l’attention de l’enfant ; la brièveté des épreuves permet de susciter sa participation sur le long terme car l’enfant n’a pas le temps de se lasser. En rendant le code ridicule ou en le transformant, il s’agit aussi d’éveiller le spectateur au sens critique sans perdre sa complicité, ce qui s’avère être une tâche plus délicate. Les propres commentaires de Matilla nous éclairent à ce sujet. Ainsi, pour mettre en scène le tournoi final des chevaliers, le dramaturge imagine une version grotesque du traditionnel combat moyenâgeux.

Se tratará por tanto de escenificar una gran broma, cuyo montaje requerirá, no obstante, una gran perfección en cuanto a su interpretación gestual (movimientos, caídas, «gags», etc.), de tal forma que los jóvenes espectadores acepten la desmitificación satírica, sin el rechazo que a veces se suele producir cuando se intentan desconstruir unos esquemas a los que el cine y la televisión ha dado una traducción visual excesivamente concreta, frente al poder de sugerencia de la literatura.


[Matilla, 1986: 166]                


Revenons un instant à la boutique des comédiens, installée sur la Place des vendeurs imaginaires. La structure de théâtre dans le théâtre qui semblait replacer l’enfant dans la position traditionnelle du spectateur joue en réalité de façon plus subtile avec son public. Les enfants regardent, certes, mais ils sont les premiers complices des comédiens. L’argument est simple: un homme est dupé par les farces d’une flûte et d’une chaise. L’homme ne se rend compte de rien, il est incapable de comprendre que les deux objets sont vivants. La saynète joue avec humour sur la vision animiste de l’enfant. Cette dernière prend sur la scène toute sa légitimité: il n’y a que les adultes pour croire que les objets sont inanimés. Cette vision animiste du monde explique également pourquoi le théâtre d’objet se retrouve fréquemment convoqué dans l’album pour enfants.

Les propositions théâtrales de La Fiesta de los Dragones évoquées jusqu’ici montrent avec clarté que la perspective de Matilla est entièrement tournée vers la représentation active, vers l’interaction avec le jeune public. Mais quel statut accorde-t-il, dans ces conditions, au texte de théâtre d’animation? Texte par nature incomplet, conçu comme une œuvre fondamentalement ouverte, écrite pour et par ses jeunes spectateurs, n’est-il

qu’un canevas tourné vers la représentation, et peut-il exister de manière autonome ? En quoi est-il différent d’un autre texte de théâtre ?

Le texte du théâtre d’animation se présente comme un multi-support, qui s’écrit à côté, en amont et en aval de la représentation. Le livre s’adresse à un lectorat multiple et regroupe en lui-même des voix hétérogènes et complémentaires. Il est à la fois le texte théâtral de la pièce, le cahier de scène du metteur en scène, celui du technicien ou du décorateur, celui du pédagogue. Le livre regorge en effet de schémas, d’illustrations, de commentaires. En ce sens, on peut dire qu’il se rapproche de la forme de l’album pour enfants.

À la fin de chaque «bloc dramatique», le lecteur trouve ainsi un «guide de travail» qui lui offre des conseils techniques pour une représentation de la pièce, ainsi qu’un «guide d’animation» pour prolonger le spectacle par des activités pédagogiques. Au début de chaque bloc, des commentaires de Matilla communiquent des informations sur la genèse du spectacle, sur le projet d’origine, sur ses éventuelles modifications au contact des jeunes spectateurs. Matilla inscrit ainsi dans le texte une mémoire du spectacle, en transcrivant les impressions des spectateurs, en indiquant avec humilité ce qui demande à être amélioré. Il se crée ainsi dans le texte même un jeu d’échos et de résonances permettant à divers états du texte de coexister, relayés par des voies et des voix différentes.

Observons, par exemple, la démultiplication des voix didascaliques au cours du quatrième bloc dramatique, à propos du personnage du «moine». Plusieurs didascalies du texte théâtral indiquent qu’au cours de leur voyage, les comédiens et les spectateurs-protagonistes entendent des bruits effrayants, des craquements de branchages, de mystérieux rires, etc. qui évoquent une présence maléfique sans en préciser la nature. En ouverture du bloc dramatique, on trouve, sous la forme d’un long texte didascalique, non intégré au texte théâtral et qui semble être un commentaire à la première personne du dramaturge, les explications suivantes:

Aunque en las próximas páginas existirán numerosas acotaciones al respecto, quisiera referirme de un modo particular a un personaje, cuya existencia habrá de ser sugerida a los espectadores durante su trayecto a través de las diferentes acciones teatrales. No deberemos en ningún momento hacer obvia su presencia, sino más bien quedará latente. Para ello, colocaremos a la figura camuflada entre los árboles o la maleza, situándola a cierta distancia del lugar por el que discurrirán los diferentes grupos…


[Matilla, 1986: 109-110]                


À quel lecteur cette didascalie s’adresse-t-elle? Elle prend ses distances avec le texte de la pièce, et l’on peut supposer que le lecteur du texte théâtral n’a pas à lire ce commentaire, car il apprendrait trop tôt que c’est le Chevalier Noir qui se cache sous le costume de moine. Les indications du dramaturge préparent donc, en amont de la représentation, les conditions nécessaires au maintien du suspens et s’adressent donc aux lecteurs possédant une approche professionnelle et technique du texte. Mais elles apportent également le témoignage en aval des spectateurs sur l’effet de cette présence à demi camouflée.

A pesar de que no siempre fue posible comprobar claramente el efecto que este personaje produjo en los espectadores, algunos asistentes declararon haber tenido la sensación de que un ser extraño, cuya personalidad estaban seguros de conocer [...] les había acompañado durante la marcha, e incluso lo sintieron cerca de ellos en algunos de los espacios, sin que pudieran darse cuenta de su presencia.


[Matilla, 1986: 110]                


La pièce est conçue comme une œuvre totalisante, comme un accompagnement avant et après la représentation. La diversité des voix ne vise cependant pas à résoudre l’incomplétude du texte théâtral. Ce support multiple se veut en effet ouvert. Le lecteur est invité à le modifier, à l’enrichir, à le transformer à sa guise. Le texte ne fige à aucun moment les codes de représentation, mais appelle un prolongement de lui-même, non pas seulement dans la représentation pour l’enfant sous la forme du théâtre d’animation, mais dans des mises en œuvre du texte aux orientations diverses. Il donne la possibilité à l’enfant de réaliser ses propres mises en scène, mais aussi à l’adulte, qu’il soit animateur, professeur, pédagogue, etc. de réaliser des ateliers, des jeux, des exercices de pratique théâtrale autour de La Fiesta de los Dragones.

Le livre de théâtre d’animation n’est pas seulement un texte. Il comporte aussi, nous l’avons dit, des illustrations, des photos des représentations, des schémas de montage, des dessins d’enfants, qui participent à la création de ce support multiple. Carlos Herans est l’illustrateur de La Fiesta de los Dragones ainsi que d’autres ouvrages de théâtre d’animation écrits par Matilla. Ses dessins en noir et blanc imitent le style des gravures anciennes, jouant avec le trait pointilliste ou la hachure. De nombreuses fioritures -premières lettres travaillées, cadres, culs-de-lampes- viennent également donner au texte une qualité plastique et visuelle, à la manière des enluminures. Elles participent à l’univers de littérature de chevalerie dans lequel baigne la pièce et entrent en résonance avec les images virtuelles de mise en scène vers lesquelles le texte oriente l’imagination du lecteur. Cependant, tout comme Matilla, si Herans reprend les techniques traditionnelles, c’est souvent pour mieux les subvertir. Les illustrations ont donc souvent le ton de la caricature, et piochent avec humour dans le bric-à-brac des greniers de la chevalerie. La polyphonie des voix du texte trouve un écho dans les illustrations ; un dialogue se noue en effet entre les illustrations, les photos des représentations, et les dessins des petits spectateurs réalisés après le spectacle. C’est toute une chaîne de la mémoire du conte, de son élaboration à sa réception, en passant par sa transmission, qui se met en place dans l’ouvrage, une mémoire ici essentiellement visuelle.

Face à ce texte polyphonique et hybride, s’adressant tantôt au metteur en scène, tantôt au pédagogue, on peut se poser la question de savoir s’il peut être lu par l’enfant. Est-il capable de s’orienter et de choisir parmi ces voix celles qui lui sont destinées? On nous permettra d’en douter. Le texte de théâtre d’animation ne nous semble guère «lisible» sous cette forme et semble être plutôt un matériau destiné à la représentation, à la réalisation d’activités théâtrales ou à l’analyse des spectacles. Pourtant, la présence des illustrations suggère que l’œuvre est également ouverte à l’enfant, l’invite à donner sa propre traduction du spectacle. Le pointillisme noir et blanc appelle même un éventuel coloriage, ou le jeu consistant à relier les points entre eux. Ces points à relier, fins contours à la fois enveloppants et poreux, sont à l’image du texte de théâtre d’animation: comme eux, ce dernier construit un canevas, une trame, en attente de la collaboration enfantine pour prendre forme véritablement.

On pourrait presque parler, plutôt que de texte «ouvert», d’un texte «en chantier», matériau pour une future mise en scène. Les commentaires du dramaturge sont en effet essentiellement d’ordre technique, pragmatique: il faut que le spectacle «marche». Le texte opère une désacralisation de l’écriture, qui ne rejette pas pour autant hors du livre le jeu des mots, mais celui-ci naît là où le langage tient compte de l’effet visuel. À l’endroit même par où le texte semble échapper à la littérature et tendre vers un au-delà des mots, concret et visuel, revient la poésie, nourrie d’images. Considérons par exemple le portrait de l’homme aux rubans présent sur la Place des vendeurs imaginaires.

Su cuerpo estará cubierto de brazos y manos postizas que irán cosidas a los lugares más insospechados de su vestimenta. Con una de sus manos auténticas sujetará un manojo de cintas multicolores, cuyo extremo contrario se perderá entre las cortinillas de una especie de teatro instalado en su puesto ambulante.


[Matilla, 1986: 43]                


La formule du théâtre d’animation, élaborée par un dramaturge passionné par les potentialités nouvelles de l’image, nous montre que la pratique théâtrale, à l’instar de l’album illustré, parvient à maintenir la communication avec son jeune lecteur grâce à une interaction permanente. Matilla prouve par là que la pratique traditionnelle du théâtre, lorsqu’elle renouvelle ses dispositifs de représentation pour les adapter au profil de l’enfant, ne souffre pas de la concurrence des nouvelles images ni de leur séduction facile. Pourtant, malgré la richesse et l’ambition de cette forme de théâtre, les textes de Matilla qui appliquent cette formule ne sont pas extrêmement nombreux et la formule ne semble pas avoir fait école. Matilla lui-même n’écrit plus aujourd’hui de «théâtre d’animation», même s’il continue à écrire du théâtre pour enfants. Pense-t-il avoir épuisé les potentialités de la formule? Celle-ci ne convient-elle plus aux enfants d’aujourd’hui ? Nous pouvons émettre l’hypothèse que son dispositif, extrêmement lourd à mettre en place, aux dimensions de péplum, ne permettait pas de multiplier les représentations, et mobilisait par ailleurs un grand nombre de techniciens. Ce sont donc peut-être des impératifs techniques et financiers -les politiques culturelles ont-elles suffisamment appuyé ces manifestations?- qui ont empêché le dramaturge de poursuivre ces expériences. Le «théâtre d’animation» n’en reste pas moins une proposition originale et pertinente, qui porte les traces de la réflexion aboutie de son auteur sur les caractéristiques de l’image contemporaine et sur la nécessité pour les supports médiatiques traditionnels de faire évoluer leurs formes.






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