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ArribaAbajo La guerre est finie9

Marie-Louise Roubaud Revilla


Journaliste, éditorialiste
à la Dépêche de Midi

Entre flamenco et tragédie, l’exil des espagnols républicains vaincus par le franquisme a coloré la ville en rouge et noir. Les derniers héros sont fatigués. Ils se reposent mais n’oublient rien, portés par un idéal, l’exigence du savoir. Restent des souvenirs douloureux, toujours vivants, quelques hommages et des figures symboles...

En espagnol, l’exil se dit destierro. A prononcer, le mot est difficile. Il vous déchire la gorge comme un cri venu des entrailles -comme le flamenco- et il a un goût d’outre-tombe. D’ailleurs, de tombes d’Espagnols, les cimetières, de la frontière à Toulouse, en sont pleins.

Il y a cinquante ans qu’ils sont venus. Déracinés, dépenaillés. Ne parlant pas la langue d’ici. Des métèques. Des vaincus, de surcroît, et qui refusaient de l’être. Car, de la chute de Barcelone (1939) à la mort de Franco (1975), ils ont vécu d’espoir. Ils se croisaient dans les rues, dans les squares, dans les mitin; et de la place Wilson rebaptisée l’«enclave de Llivia» à «los encantes de San Sernin» (le marché aux puces de Saint-Sernin), ils n’avaient qu’une idée en tête: «El año próximo a Jérusalem» (l’année prochaine à Jérusalem). La Jérusalem délivrée, c’était pour les uns Madrid, pour les autres Barcelone, pour d’autres encore une petite ville de la Corogne au parfum d’algues et de bruyères ou un village de l’Andalousie avec des palmiers et du jasmin. Ils sont devenus des professionnels de l’attente et hoy es malo, pero el mañana es mío10, des don Quichotte, sans terre mais non sans imagination, qui discutaient sans fin des futures croisades pour la liberté. Puisqu’ils étaient momentanément absents de chez eux, ils redevenaient des citoyens du monde libre. Ils ont refait pendant des années le même chemin de croix, sous les yeux médusés de leurs enfants, qui apprenaient eux aussi très vite, à l’école de la rue, qu’il ne fait pas bon parler la langue des vaincus, même en république. Les plus entêtés sont devenus bilingues. Le castillan ou le catalan étant la langue du «clan», la langue des mères, la langue dont Kafka disait qu’elle était la bien-aimée. Les autres ont abandonné. Ils n’ont d’espagnol que le nom.

Entre flamenco et tragédie, cet exil a coloré la ville en rouge et noir. Il n’y a pas aujourd’hui à Toulouse de monument qui célèbre l’arrivée massive de cette diaspora. D’ailleurs la seule statue digne de cette épopée lyrique se trouve à deux cents kilomètres de là, sur une plage des Pyrénées-Orientales, à Saint-Cyprien. Elle représente une femme-sirène échouée face à la mer. Elle a été offerte par la veuve du peintre François Desnoyers en souvenir des premiers camps, là où les réfugiés furent installés, à même le sable nu et froid des plages du Roussillon. C’était le rude hiver de 1939. Un prélude glacial.

Pendant quarante ans, Toulouse allait devenir la capitale historique de cette Espagne républicaine de l’exil. Celle que venaient haranguer les leaders politiques et syndicalistes, celle que les poètes et les écrivains saluaient dans les enceintes des conférences d’une université et d’un ateneo voué aux cultes de la grande hispanité (Nicolás Guillén, Salvador de Madariaga, Alejo Carpentier, Julio Cortázar). Celle que sont venus visiter en grande solennité, le jour de gloire arrivé, c’est-à-dire la démocratie restaurée, les hommes d’État (Tarradellas, premier président de la Generalitat catalane restaurée, Jordi Pujol son successeur) et encore les poètes (Alberti).

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Les Martínez, Carlos et José, aujourd’hui médecins et chirurgiens reconnus, devenus des historiens patentés de leur parti, retrouvent aux portes du 69 de la rue du Taur le «Ciné Espoir», lieu mythique des militants socialistes, le ton passionné de leur jeunesse. C’est ici, dans ces locaux exigus, mal éclairés, ici qu’ils ont tout appris de l’espagnol, de l’Histoire, de la solidarité. Ici ont vécu, pensé, écrit, espéré, soupiré, tempêté deux générations qui se sont affrontées en querelle des Anciens et des Modernes. Ici Felipe González, jeune avocat dans les années 70, est venu assurer la relève d’un syndicalisme clandestin qui cherchait son second souffle et sa légitimité auprès des «Anciens».

Car ces émigrés et fils d’émigrés n’étaient pas fils de personne. Ils n’avaient pas, c’est sûr, deux sous de rente, mais ils avaient du jugement. Ils étaient quelque part les fils et petits-fils de Bakounine, d’Emma Goldman11, de La Ibarruri, de Companys (le leader catalan rendu par la France à l’Espagne franquiste qui devait s’empresser de le fusiller en 1940) et d’Iglesias, non pas Julio mais Pablo, leader bien-aimé du socialisme. Ils ont rarement trahi leur camp. C’est-à-dire que les anars sont restés anars, les communistes et les socialistes de même. Bref, l’exil n’a réconcilié personne et surtout pas les vaincus de la veille. Engagés parfois dans des combats fratricides. Mais plus personne après la défaite amère et l’expérience meurtrière des camps, plus personne n’a tué le Roméo du camp adverse parce qu’il avait séduit la Juliette d’en face. C’est à-dire Julia.

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Oui, bien sûr, les guitares de l’exil ont parfois sonné faux. Les uns après les autres les caciques meurent. Certains sont partis en Espagne pour y renouer les fils de leur destin interrompu. Mais la plupart n’ont pas quitté le pays toulousain. Leurs enfants non plus, enracinés par les enfants qu’ils y ont faits. D’ailleurs, où iraient-ils? L’Espagne, qu’ils ont tant attendue, ne les attend pas. Elle s’est faite sans eux. Alors ils restent. Comme des amoureux frustrés. Aux portes de ce qui fut pour eux, et leurs pères, un grand mirage. Le mirage de la vie. Henri López, romancier, qui vit, écrit, publié à Toulouse12 parle de Barcelone comme du «lieu d’un amour jamais assouvi». Oui, bien sûr, ici comme là-bas on aime les bars à tapas, les tangos de Gardel et le flamenco rock. On a, comme Maguy Marin, turbulente chorégraphe de la modernité, née d’une famille d’émigrés madrilènes et andalouse, dans le quartier des Minimes -celui de Raymond Abellio et de Claude Nougaro- le sens de l’audace et le génie iconoclaste.

Les Espagnols à Toulouse, les «macaques» comme les appelait affectueusement Carlos Pradal dans une superbe toile qui les représente chevaliers à la triste figure, regardant avec angoisse et curiosité par-dessus la talanquera fictive représentant les Pyrénées, les Espagnols ne se sont pas contentés de danser du flamenco, de boire de la sangría et de manger de la paella. Ils ont manié la truelle et la pioche. Ils ont étudié, ils ont réussi. Ils ont voyagé. Il se dit de manière insistante que les plus irréductibles sont partis «là-bas», en plein franquisme. Et pas pour y écrire des sonnets. Et que certains n’en sont pas revenus. Et il circulait alors des faire-part sous le manteau: «Priez pour l’âme de...».

Oui, la guerre est finie mais Tolosa de Francia est connue de l’Espagne entière: Tolosa la Roja. Jorge Semprún, ministre de la Culture de Felipe González, lui qui fut l’écrivain et le cinéaste de la double mémoire, et de la double identité, lorsqu’il vient sur la tombe d’Azaña à Montauban rendre un hommage très officiel de son gouvernement socialiste au dernier président de la République Espagnole, mort en exil en 1940, affirme qu’il faut laisser Azaña en terre étrangère. Comme un symbole. Comme Machado qui dort à Collioure, et auquel Alfonso Guerra, vice-président de González, était venu il y a deux ans rendre les honneurs d’une Espagne qui l’avait nié et renié.

Des hommages qui sont des réhabilitations (nunca es tarde cuando llega -il n’est jamais trop tard...) et qui s’adressent aussi aux soldats inconnus de cette guerre contre l’usure du temps. Il était une fois à Toulouse... Sans doute tous les exils se ressemblent-ils. Au Sud comme à l’Est. Celui-ci a payé le droit au repos, mais non à l’oubli. On sait bien que le peuple qui refuse de reconnaître son passé est condamné à le revivre.

Bien sûr, ils sont peu sévères, nos derniers patriarches, dans leur automne occitan. Mais ils en ont tant vu, ils en ont tant fait, des guerres d’abord, la leur, la nôtre. Ils ont tellement résisté, dans les camps, dans les maquis, et puis dans les camps encore (ceux des Allemands à Mathausen). Ils ont pris tellement de trains, de bateaux, franchi à pied tant de montagnes et de cols et de routes pour venir jusqu’à nous. Les mains vides. Comme dit Maguy Marin: «Ils avaient des idées. Je veux dire un idéal». Cet idéal, ce n’était pas l’exigence du bonheur, c’était l’exigence du savoir. Et une autre soif que celle du pouvoir les tenaillait. «On peut refuser une sous-préfecture quand on a rêvé d’une étoile...».

[...]

Eux, qui furent chez nous, ironie des mots, des «résidents privilégiés», ils regardent l’Espagne d’aujourd’hui qui caracole à grands pas vers le futur dont ils ne seront pas avec des yeux nostalgiques. Elle est pourtant quelque part née des rêves qu’ils ont perpétués ici dans ces ruelles sombres du vieux Toulouse, dans ces salles de bar crasseuses. Oui, cette démocratie est aussi leur bien. Ils ont vécu par procuration toutes les péripéties de cette transition, de cette révolution qui fut, avant la lettre, elle aussi de velours, et dont ils se sentent dépossédés, exclus, à la fois fiers et déçus. C’est que, pour tout dire, ce n'est pas simple d’être Espagnol de France.