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La représentation grotesque de l'amour dans El verdugo

Emmanuel Larraz


Université de Dijon


Como dice Aristóteles, cosa es verdadera,
el mundo por dos cosas trabaja, la primera
por haber mantenimiento; la otra cosa era
por haber juntamiento con fenbra placentera


Arcipreste de Hita, Libro de buen amor                






En bon Méditérranéen, Berlanga a toujours accordé une place importante à la sensualité et il est clair que dans l'ensemble de ses films les manifestations du désir sont l'un des moteurs fondamentaux des actions des personnages. Sa vision du monde se heurtait, à l'époque du franquisme, au regard réprobateur des censeurs qui ne pensaient qu'à supprimer toute scène susceptible d'exciter les passions des spectateurs qu'ils jugeaient basses et condamnables. Il est finalement logique que celui que le Caudillo lui-même avait qualifié de mauvais sujet, de «mauvais Espagnol», ait été le cinéaste le plus poursuivi par les défenseurs de l'ordre moral qui ne toléraient pas sa vision ironique, irrespectueuse des institutions du «franquisme social», la famille et la patrie1. Dans le cas de son chef-d'oeuvre El verdugo qui, tout en étant un réquisitoire contre la peine de mort, était également une véritable comédie de moeurs et un extraordinaire document sur la vie quotidienne dans l'Espagne des années soixante, il ne fait aucun doute que ce sont les allusions à la sexualité qui ont été traquées avec la plus grande rigueur. Mais comme la pulsion érotique était omniprésente dans l'univers berlanguien, nous allons voir qu'il était pratiquement impossible de l'extirper et que le cinéaste a réussi, grâce à l'humour., à se jouer des censeurs.




ArribaAbajoL'expurgation du scénario

Le scénario écrit par Rafael Azcona et Luis García Berlanga avec la collaboration d'Ennio Flaiano avait reçu l'autorisation de tournage de la commission de censure à condition que quelques corrections y fussent apportées. Le premier point qui avait choqué les défenseurs de la morale officielle était la présence de dames lors de l'exécution2. Dans le scénario original, c'était en effet une dame élégante qui avait envoyé son chauffeur chercher de toute urgence une bouteille de champagne, et qui se plaignait à son amie Clarita de devoir tout garder sous clef chez elle à cause de la malhonnêteté des domestiques. Il ne semble pas que les scénaristes se fussent dans ce cas inspirés de la réalité, et Daniel Suciro dans ses études sur la peine de mort et sur les bourreaux espagnols ne signale jamais la présence de femmes parmi les personnes qui assistaient aux exécutions depuis qu'elles avaient cessé d'être publiques en Espagne, à la suite de la promulgation d'une loi en avril 19003. Mais la présence de femmes lors de l'exécution d'un condamné à mort aurait pu permettre de rappeler que le spectacle de la mort est susceptible de provoquer une mystérieuse et troublante excitation érotique, liée sans doute aux pulsions sadiques.

Dans un livre fort curieux, intitulé Estética y erotismo de la pena de muerte, publié à Madrid en 1916, Rafael Cansinos Assens, fin connaisseur des écrits du marquis de Sade et d'Octave Mirbeau (Le jardin des supplices), affirmait que la peine de mort est «le plus fort et le plus violent spectacle érotique»4. Il décelait dans le rituel d'une exécution capitale une étrange analogie avec les préparatifs d'un cérémonie nuptiale et pensait que l'exécution capitale est «un héroïque aphrodisiaque qui distille les philtres les plus âcres»5. En comparant du point de vue de l'érotisme les techniques de mise à mort des Anglais, des Français et des Espagnols, il devait reconnaître que c'était bien le garrot qui offrait le spectacle le moins suggestif. Rappelant que la pendaison était propice au «spasme génésique» du condamné, qu'il y avait eu à Londres un club d'étrangleurs dont les membres recherchaient le plaisir en se pendant au plafond jusqu'au moment ou ils défaillaient, et que la guillotine surnommée «la veuve» pouvait être perçue comme une femme vampire, avide de mortelles épousailles, il constatait que ce n'était qu'exceptionnellement que le garrot pouvait faire naître une émotion érotique: «Rien dans ce spectacle n'est propice à la suggestion érotique. Le condamné se trouve assis, ce qui est l'attitude la moins indiquée pour le simulacre érotique, même si elle est la plus appropriée à la solennité d'une fin tragique... Le spectacle du garrot ne peut devenir érotique que dans des circonstances exceptionnelles, à cause de la beauté du condamné, de son dernier regard avide vers les femmes, ou des vêtements laissant deviner les formes d'une victime féminine évanouie sur son banc (Oh! l'inoubliable image de la Higinia!), ou à cause de quelque circonstance fortuite, susceptible d'offrir à l'imagination un lien, très fragile sans doute, pour une misérable association d'idées»6.

Raisonnant en esthète, Rafael Cansinos Assens s'étonnait ensuite de ce que l'on n'ait pas réfléchi davantage à l'importance du sexe des différents acteurs, lors d'une exécution capitale. Et il en était venu à formuler le voeu que l'on choisisse systématiquement, pour donner plus de piquant au spectacle, un bourreau du sexe contraire à celui de la victime: «Le sexe du bourreau devrait varier en fonction de celui de la victime. Sans cette condition, l'érotisme de l'exécution capitale sera imparfait ou dérivera vers la monstruosité»7.

Les choses semblaient être plus complexes dans la réalité. Basilio Martin Patino évoque dans son extraordinaire documentaire, Queridisimos verdugos (1973) la laborieuse exécution de l'empoisonneuse de Valence, Pilar Prado Santamaria, qui avait servi de point de départ au film de Berlanga. Le fait que la condamnée fût une jeune femme (elle avait vingt-sept ans), avait ému toutes les personnes réunies pour l'exécution capitale. Beaucoup pleuraient, le directeur de la prison avait eu un malaise, et Antonio, le bourreau, qui n'avouait pas face à la caméra qu'il s'était trouvé mal, lui aussi, rappelait qu'il avait mis trois heures à réaliser l'exécution, de six heures à neuf heures du matin. Il se souvenait fort bien de la beauté de la malheureuse qui, selon ses critères, lui semblait extrêmement attirante: «Elle était belle la gamine! Bon sang!... Elle était grassouillette... belle. On aurait dit une vache. Ça faisait deux ans qu'elle était dans sa cellule sans sortir»8.

D'autres passages du scénario, supprimés par les censeurs, se référaient de façon explicite à des scènes érotiques, Lors de la séquence du pique-nique, alors qu'Amadeo et Alvarez s'amusaient comme des enfants en mimant une mise à mort difficile, Berlanga avait prévu que Carmen et José Luis qui s'étaient éloignés du groupe, s'abandonnaient un instant au désir. José Luis, couché sur le dos et se plaignant d'être constamment abandonné par les jeunes filles qu'il connaissait, lorsqu'elles apprenaient son métier de fossoyeur, avait enlacé Carmen afin de l'embrasser et de la caresser avec passion. Le passage suivant avait été barré par les censeurs: «Carmen se tourne vers lui et il la fait tomber sur son corps, et, pendant qu'il l'embrasse sur la bouche, dans le cou et sur la poitrine, ses mains caressent ses hanches et ses jambes»9.

La commission de censure avait par ailleurs conseillé que, lors du tournage, la scène passionnelle entre Carmen et José Luis fût «réalisée avec le plus grand soin», c'est à dire sans être trop évocatrice. Plus tard dans le déroulement du film et alors que Carmen et José Luis étaient installés dans leur nouvel appartement et qu'ils étaient unis par les liens du mariage, les censeurs n'avaient guère apprécié la séquence de «l'inauguration du matelas». Ils exigèrent à nouveau plusieurs suppressions. «Supprimer la phrase: Nous allons avoir deux enfants par an avec cette invention. Supprimer également l'invitation amoureuse de José Luis à Carmen. Supprimer l'allusion de Carmen au fait qu'elle a enlevé sa robe de chambre.10»

Rappelons que ce contrôle de la censure avait produit dans la culture de l'époque un style fait d'allusions, d'expressions équivoques, de symboles et de métaphores qui permettait aux auteurs de contourner certains interdits tout en espérant être compris de leur public qui s'efforçait quant à lui de déchiffrer les messages plus ou moins codés qu'il recevait. Dans les films qui étaient logiquement étroitement surveillés du fait de leur grande diffusion, les dialogues étaient donc écrits avec un soin particulier. Il suffisait à cette époque-là que certains mots fissent référence à des réalités jugées triviales pour qu'il fussent systématiquement écartés: «L'on pourrait se demander, non sans étonnement, comment aurait pu porter atteinte aux principes de l'Etat l'utilisation de mots comme «aisselle», «nombril», «caleçons» ou «culottes» qui eurent droit au crayon rouge de quelque censeur dans de nombreux cas, comme pourraient en témoigner plusieurs auteurs (Manuel Vázquez Montalván, Alonso Zamora Vicente, Álvaro Cunqueiro, etc). Pendant un certain temps, il y eut même une offensive dans le département de censure contre le mot moño (chignon) d'une sonorité proche d'un autre mot dont il semble par ailleurs bien éloigne quant au signifié11».

Dans un tel contexte, certains mots d'apparence anodine peuvent être au contraire chargés de sens. Par exemple, lors de la première visite de José Luis chez le vieux bourreau, lorsque ce dernier souligne de façon surprenante, en présentant Carmen, qu'elle est «très propre»: «es muy limpia», l'on est en droit de penser que Berlanga suggérait qu'en plus de son souci de l'hygiène qui faisait d'elle une bonne ménagère, elle avait su garder intacte sa pureté, et donc qu'elle était vierge. De même, lorsque l'on découvre José Luis, plus tard, dans le lit de Carmen tel un Pacha, alors qu'elle est en train de lui préparer un café et qu'elle lui déclare qu'il peut bien déchirer la photo de son ex-prétendant cycliste et tout ce qu'il voudra, car cela n'a désormais plus d'importance12, l'on comprend bien qu'elle a sauté le pas et qu'elle n'a désormais plus rien à lui refuser.

L'évocation des relations sexuelles entre Antonio, le frère de José Luis, et son acariâtre épouse, se fait également de façon discrète et comique. José Luis se plaint de ce que, par manque de place dans le petit appartement qu'ils partagent, le couple lui refile tous les soirs la gamine de trois ans. Il demande donc à sa belle-soeur et à son frère de mieux s'organiser et leur prédit que ce qui va arriver, c'est qu ils vont avoir un autre bébé à lui confier13.

Bien que l'avortement fût formellement interdit et son évocation censurée, Berlanga à réussi à évoquer indirectement cette possibilité lorsque Carrnen se rend sur le lieu de travail de José Luis, aux Pompes Funèbres, pour lui annoncer qu'elle est enceinte. Si ce bébé dit-il devait naître «avec l'instinct de son grand-père, il vaudrait mieux qu'il ne naisse pas»14.

Lorsque José Luis prend en photo la touriste qui lui a confié son appareil, il s'exprime encore de façon équivoque, en lui faisant un compliment qui pourrait être pris pour un simple jugement sur la bonne qualité de l'appareil. Le «muy buena» qu'il prononce alors signifie que l'appareil est excellent, mais peut-être, également, que la touriste est très attirante: «está muy buena».




ArribaLa satire de l'ordre moral

Dans son évocation de la société espagnole des années soixante, soumise à l'ordre moral imposé par le franquisme, Berlanga s'attache à montrer qu'il n'y a pas d'amour heureux et que les manifestations de l'érotisme sont systématiquement réprimées de façon ridicule. La frustration est incarnée dans ce film par José Luis, constamment bafoué lorsqu'il veut donner libre cours à ses élans amoureux. Il apparaît comme une victime de la société et notamment du personnage de Carmen qui représente bien, comme l'a montré Nancy Berthier, «le relais du pouvoir en place, étouffant chez l'homme toute velléité subversive»15.

Il convient cependant de nuancer l'accusation de misogynie que l'on a souvent prononcée à l'encontre de Berlanga et dont il semble par ailleurs faire peu de cas. Le film montre bien que la véritable guerre des sexes qu'il met en scène n'est que le résultat d'un système répressif qui n'offrait pas à la femme d'autre alternative que la réalisation sociale par le mariage et la maternité. La priorité de Carmen qui a bien conscience, comme elle le dit à son père, qu'elle risque, si elle n'y prend garde, de mourir vieille fille, est donc d'essayer de trouver un mari avant qu'il ne soit trop tard. La preuve qu'Amadeo est également conscient de la nécessité de «caser» sa fille est qu'il pense que le nouvel appartement que l'on vient de lui promettre, va lui permettre d'augmenter ses chances en rencontrant des gens nouveaux, en âge de se marier16. L'apparition de José Luis dans l'univers de Carmen est donc providentielle, puisqu'il risque enfin de ne pas lui échapper dans la mesure où, comme le jeune fossoyeur le constate lui-même dans la séquence du pique-nique, ils sont tous deux atteints de la même maladie sociale: leur trop grande familiarité avec la mort. Ils sont donc littéralement destinés l'un à l'autre. Berlanga qui est conscient de son art, aime à se situer dans la descendance de l'esperpento de Valle Inclán, de la représentation d'une réalité grand-guignolesque. Les amours dérisoires de Carmen et José Luis sont un bel exemple d'une relation dégradée qui est grotesque de bout en bout. Le cinéaste a en effet pris systématiquement le contre-pied des histoires d'amour idéalisées, des contes de fées qui font rêver les jeunes gens romantiques. Dès le coup de foudre qui se produit dans un environnement sordide, l'appartement en sous-sol du bourreau où José Luis est venu rapporter la macabre mallette, la fascination du jeune homme a une localisation fort précise: la poitrine que Carmen met généreusement en valeur et surtout sa croupe somptueuse. Tout avait été consigné dans le scénario où l'on peut lire que «l'intérêt de José Luis se concentre surtout sur la croupe et la poitrine de la jeune fille»17.Le jeu de Nino Manfredi accentue le côté comique de la situation, notamment lorsqu'on le voit, tel un gamin qui craint d'être pris en aute, s'assurer qu'Amadeo ne pourra le surprendre en train de fixer le postérieur de Carmen qui s'est penchée à la fenêtre. L'effet comique est redoublé par le changement de plan. Carmen se penchait à la fenêtre, sous les yeux admiratifs de José Luis, à la fin du plan 27, et le plan 28 qui est un contre-champ du précédent, montre Carmen au premier plan cette fois, alors que l'on aperçoit nettement au fond, grâce à la profondeur de champ, José Luis qui se penche sur la table pour mieux jouir du spectacle.

Cette dimension comique est également présente dans la séquence du pique-nique. Il y a d'abord le gag de la crotte sur laquelle marche malencontreusement José Luis et qui n'est guère propice à la création d'un climat romantique, Par ailleurs, les censeurs ayant, comme nous l'avons signalé, interdit l'expression fougueuse du désir de José Luis, le cinéaste montre donc le couple, tendrement enlacé, en train de danser sur la mélodie sentimentale de Sydney Béchet: Petite fleur. Cependant le naturel du jeune homme revient très vite au galop, et on le voit poser négligemment sa main sur la poitrine de Carmen. Ecarté une première fois, il lie se décourage nullement et revient bien vite à la charge, sans être repoussé cette fois.

Rappelons que le choix d'Emma Penella pour incarner le personnage de Carmen avait été déterminant dans la mesure où elle correspondait, avec sa voix sensuelle et ses formes généreuses, aux canons de la beauté populaire de l'époque. Berlanga parlait à son sujet d'un «extraordinaire animal érotique», extrêmement typé et bien différent des beautés exotiques que José Luis et Amadeo vont découvrir lorsqu'ils débarquent à Majorque. Dans ce cas le trouble et la frustation de José Luis vont également être montrés de façon burlesque. L'on assiste à une nouvelle scène de voyeurisme au cours de laquelle le jeune homme, littéralement ravi, n'arrive pas à détacher son regard de la touriste allemande qui lui a demandé de s'appuyer sur son épaule pour écrire plus commodément son adresse. Carmen qui a maintenant le statut d'épouse légitime, n'a pas manqué de se rendre compte du peu d'intérêt qu'il montre pour les cartes postales, et son dépit s'exprime par une remarque acerbe contre ces «sales» étrangères18. Et c'est ensuite avec un certain sadisme qu'elle va prendre sa revanche, en se moquant de son mari qui a essayé de manoeuvrer pour se retrouver assis juste derrière ces touristes dans les grottes du Drach. José Luis est à nouveau ridiculisé par Carmen lorsqu'il se vante de connaître les moeurs des étrangères et prétend qu'il lui suffirait de demander un baiser à l'une des jeunes filles assises devant lui pour qu'elle s'exécute. Carmen, comme l'on sait, le prend au mot et interpelle une touriste à laquelle José Luis, penaud, ose à peine demander quelle est sa nationalité.

Malgré le rôle répressif que Carmen joue auprès de José Luis, Berlanga n'oublie pas de rappeler par ailleurs que la société espagnole de l'époque continuait d'être profondément machiste. L'on trouve la première manifestation de ce machisme ridicule dans la séquence de la dispute dans la rue, entre deux hommes dont l'un accuse l'autre d'avoir regardé sa femme avec trop d'insistance. Dans cette société castratrice le plaisir des veux était souvent le seul auquel certains pouvaient accéder. Leur frustration qui s'exprimait par leur regard ardent évoque irrésistiblement celle du jeune Dali qui raconte dans La vie secrète de Salvador Dali comment, étant fort timide avant de connaître la célébrité, il errait dans les rues «comme un chien en chaleur» n'osant aborder les femmes et se contentant de les dévisager avec une telle intensité qu'il aurait pu «les brûler des yeux»19. Le mari possessif dont le rôle est joué par Agustin Gonzàlez et qui s'offusque qu'un autre homme «déshabille son épouse des veux», se retourne ensuite bien évidemment vers cette dernière, pour l'accuser d'être la responsable de l'incident à cause de sa tenue trop provocante: «Je t'ai dit mille fois que je ne comprends pas pourquoi il faut que tu te promènes dans la rue dans des vêtements aussi moulants... avec ces pulls»20.

Dans cette société qui obéit à des codes d'honneur surannés, c'est uniquement l'adultère de la femme qui fait scandale et il est exclu que le mari trompé qui a tué son épouse infidèle risque la peine capitale. Amadeo qui a de l'expérience et a fini par assimiler les bases du Code Pénal peut donc rassurer José Luis qui craint d'avoir à exercer son nouveau métier lorsqu'il lit le récit d'un crime passionnel:

JOSÉ LUIS.- Le concierge d'un hôtel tue sa femme et un garçon de café.

AMADEO.- Ce n'est rien. On les a pris en flagrant délit.

JOSÉ LUIS.- Mais celui-ci, on va le condamner à mort.

AMADEO.- Non, c'est une question d'honneur, rien de plus, ce n'est pas grave.

JOSÉ LUIS.- Oui, mais en Angleterre on le pendrait, n'est-ce pas?

AMADEO.- En Angleterre oui, mais ici on est plus coulants.»



Mis en garde par les membres de la commission de censure qui avaient déjà supprimé, comme nous l'avons vu, certains passages du scénario, le cinéaste a dû tourner la séquence de «l'inauguration du matelas» de façon pudique. C'est à peine si l'on aperçoit Carmen en combinaison noire alors qu'elle se dérobe mollement à José Luis pour aller baisser la persienne. Et lorsqu'il la renverse sur le lit, le couple se retrouve hors champ, alors que la caméra cadre la porte ouverte de la chambre que José Luis va bientôt fermer du bout du pied. Une fois encore ce moment fugace de plaisir est interrompu, et c'est le bruit de la sonnette qui vient rappeler au jeune homme sa tragique condition de bourreau.

Toutes les séquences tournées à Majorque baignent à leur tour dans une atmosphère grotesque car l'on ne peut oublier que Carmen et José Luis n'ont eu accès à ce qui était alors une destination de rêve pour les jeunes couples en voyage de noces, que comme les messagers de la mort symbolisée par la funeste mallette. Quelques gags rappellent l'aspect insolite et déplacé du couple. C'est José Luis tout d'abord qui commet un impair dans les grottes du Drach, lorsqu'il annonce à l'autre couple espagnol en voyage de noces qu'ils ont déjà un bébé. Ensuite, dans la pension Broseta, l'on est autorisé à voir un rappel du fatidique garrot lorsque la caméra cadre le support métallique circulaire d'un pot de fleurs, accroché au mur, juste au dessus d'une chaise.

L'ironie est aussi présente dans la séquence consacrée à la foire du livre où Berlanga se moque subtilement de la pudibonderie qui régnait à l'époque dans la culture officielle21. La référence à Pemán n'est nullement innocente, puisque l'on sait que ce héraut de la «Croisade» du Caudillo, Président de la Real Academia de la Lengua dès l'époque de la guerre civile, antisémite et antidémocrate, était l'un des représentants les plus pittoresques et les plus prolifiques de l'idéologie franquiste. Journaliste, historien, poète, il fut également dramaturge et l'on peut citer comme échantillon représentatif de sa vision du monde, bien éloignée de celle de Berlanga, la pièce La casa (1946) qui connut un certain succès et où le foyer était «le symbole de la vieille famille traditionnelle espagnole, unie contre les assauts de la modernité et la vulgarité des relations sociales contemporaines; maison et famille incarnées dans cette couvre par une veuve, forte femme castillane qui maintient vivace l'esprit de son mari défunt.22» José Maria Pemán qui avait également écrit un livre de poèmes intitulé Las flores del bien afin de se distinguer de l'immoral Beaudelaire, et qui prônait l'union de tous les aristocrates du monde23, en était venu à trouver dans la célèbre statue de la Dame d'Elche, l'Incarnation de la vertu de la femme traditionnelle espagnole du fait qu'elle se présentait «avec la tête et le cou pudiquement couverts d'étoffes.24» Nul risque donc qu'un livre écrit par Corcuera, l'académicien imaginaire inventé par le cinéaste, ou par José Maria Pemán, l'une des vedettes de la foire du livre, ne présente le moindre danger pour la vertu des chastes lectrices. C'est pour cela que le cinéaste s'amuse à nouveau lorsqu'il traduit, sur la bande son, l'inquiétude des deux dames respectables qui ont acheté le dernier livre «du célèbre académicien Corcuera» et se demandent s'il ne risque pas d'être un peu trop audacieux pour la jeune fille à laquelle elles veulent l'offrir: «Est-ce qu'il ne sera pas trop osé pour Elenita?25».

Dans cette Espagne pudibonde qui continuait à être fortement contrôlée par un clergé intolérant, le cinéma était considéré comme un divertissement peu recommandable et dont il valait mieux s'abstenir. Les films étrangers notamment, considérés dangereux pour la morale nationale, n'étaient diffusés qu'après avoir été manipulés par la censure. Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman auxquels fait ironiquement allusion Berlanga qui souligne au passage l'ignorance de l'académicien Corcuera qui n'en a même pas entendu parler, étaient précisément des cinéastes qui n'étaient nullement en odeur de sainteté. Bergman qui venait de remporter, coup sur coup, l'Oscar du meilleur film étranger à Hollywood, en 1960 pour La source et en 1961 pour A travers le miroir, était alors au sommet de sa carrière. En Espagne l'univers du réalisateur suédois qui évoquait avec insistance les problèmes d'incommunicabilité dans les couples, déplaisait aux censeurs qui préféraient au contraire d'autres films plus souriants et où l'on exaltait les vertus familiales. La critique progressiste avait bien décerné le Prix du Festival de Cinéma Religieux de Valladolid à La source qui avait été distribué en Espagne sous le titre de El manantial de la doncella, mais les copies avaient été honteusement manipulées. L'on avait coupé des scènes jugées choquantes et l'on avait modifié sans vergogne les dialogues, au doublage. En 1963, l'année du verdugo, la manipulation scandaleuse du second film de Bergman primé à Hollywood. A travers le miroir, exploité en Espagne sous le titre de Como en un espejo, avait été dénoncée par les jeunes critiques de la revue Nuestro Cine qui se moquaient de l'hypocrisie des responsables de ces opérations: «Le cinéma d'Ingmar Bergman est en train d'acquérir chez nous des caractéristiques très particulières. Nous avons un Bergman qui, comme la salade, est national. Un Bergman «à l'espagnole». Comment est né cet étrange phénomène, où se trouve son origine? Du point de vue du spectateur normal, regardons vers les hautes sphères. Précisément là où l'on dit qu'Antonioni est un maître du cinéma et où l'on prononce de savantes conférences sur lui, pour lui couper ensuite des séquences entières, de sorte que toute son incommunication tienne dans l'horaire de la cinémathèque. Où l'on dit que l'on ne coupe pas et où l'on coupe ensuite. Où l'on dit que Bergman est un cinéaste religieux, et parfois un cinéaste catholique, et où, pour en administrer la preuve, on modifie ses dialogues et on fait se volatiliser des fragments fondamentaux...26»

Comme l'on voit les critiques de Nuestro Cine associaient les abus commis sur les films du réalisateur suédois à ceux que l'on commettait également sur les films d'Antonioni, un autre cinéaste qui evoquait l'incommunication entre les êtres et avait connu avec L'Avventura en 1961 et La Notte en 1962 deux grands succès internationaux. Pour certains ecclésiastiques espagnols qui n'avaient point évolué avec leur temps et qui étaient restés sur les positions de la hiérarchie catholique qui avait donné sa bénédiction au coup d'Etat militaire de Franco présenté comme une Sainte Croisade, les images de la femme qu'incarnaient dans ces films Jeanne Moreau et Monica Vitti étaient insupportables.

L'évêque de Bilbao qui publia, en 1964, une incroyable pastorale pour dénoncer les dangers que le cinéma d'Antonioni faisait courir à la jeunesse espagnole, n'hésitait pas à prévoir un nouveau recours à la force, une nécessaire intervention chirurgicale pour extirper le cancer de la débauche: «Les plus grands ravages chez les adolescents et les jeunes sont causés par la politique d'ouverture aujourd'hui en vigueur. On a déjà introduit le cinéma de Michelangelo Antonioni, réalisateur italien qui défend une pratique de l'amour qui s'inspire de ce que l'on a appelé «le simple contact épidermique». Antonioni a été introduit à Bilbao, à travers les milieux universitaires, grâce au concours de l'association culturelle «Dante Alighieri» et du SEU... Où allons-nous par ces voies grandes ouvertes à l'immoralité des spectacles et spécialement du cinéma? Croyons-nous bâtir ainsi une patrie grande et vigoureuse qui soit la joie et l'éclat de ceux qui généreusement ont versé leur sang au cours d'une Croisade dure et difficile vers laquelle nous avions été conduits par les déroutes morales et sociales d'un siècle et demi de libéralisme? Eh bien, sans vouloir jouer au prophète, nous osons affirmer que par ces chemins d'immoralité nous atteindrons tôt ou tard les mêmes buts et les mêmes situations que par le passé, qui nécessiteront à nouveau le déclenchement du bistouri puissant capable d'enlever la tumeur cancéreuse de la nation, pour la remettre sur les voles de la guérison...»27

Cette diatribe dont la violence peut surprendre aujourd'hui est une preuve supplémentaire de l'importance du rôle de l'Église dans la société franquiste. Comme le rappelait Pierre Milza dans son étude sur les fascismes, l'originalité du franquisme vient essentiellement du rôle joué par l'Église comme instrument totalitaire «en exerçant sur la formation intellectuelle et civique de la jeunesse... sur la vie familiale et professionnelle, sur les moeurs et sur les activités quotidiennes du peuple espagnol, un contrôle de tous les instants.»28

Un film comme El verdugo qui tournait tout ce système en dérision ne pouvait que provoquer la colère de ceux qui n'acceptaient pas l'évolution des moeurs. Rappelons que José Maria Escudero, Directeur Général de la Cinématographie de 1962 à 1967, et qui était considéré par les professionnels du cinéma comme l'artisan d'une certaine ouverture, continuait de dénoncer le marxisme et l'érotisme comme les deux plus grands dangers qui menaçaient la société espagnole. Berlanga n'était pas marxiste, mais l'importance qu'il accordait dans ses films à l'érotisme, fit qu'il fut mis à l'index. N'oublions pas qu'après le scandale provoqué par la présentation du verdugo au Festival de Venise et la réaction extrêmement violente d'Alfredo Sánchez Bella, l'Ambassadeur d'Espagne en Italie qui trouvait que le cinéaste avait fait une véritable caricature de la société espagnole, Berlanga dut attendre sept ans avant de pouvoir tourner à nouveau dans son pays.





 
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