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L'étranger dans Tirant le Blanc1

Jean Marie Barberà


Université de Provence.



Ce travail a été présenté au cours du Colloque Languedoc-Roussillon-Catalogne: État, nation, identité culturelle régionale (des origines à 1659), qui s'est tenu entre le 20 et le 22 mars 1997 à l'Université Paul-Valéry de Montpellier, et a été organisé par le Professeur Michel BIDEAUX, secondé par les Professeurs Christian CAMPS et Carlos HEUSCH. Les actes, confiés aux soins de Christian CAMPS et Carlos HEUSCH, ont été publiés en 1998, sous le titre État, nation, identité culturelle régionale (des origines à 1659).


S'il est bien un sujet d'une actualité brûlante, c'est bien celui de l'étranger. Mais si l'altérité réveille chez certains de nos contemporains une réelle inquiétude, cette crainte renvoie à de vieux démons qui harcèlent les hommes depuis fort longtemps. Sans remonter à des âges immémoriaux, il nous a semblé opportun de sonder Tirant le Blanc sur ce point pour deux raisons au moins:

  1. la première est que son auteur, Joanot Martorell, chevalier valencien du XVe siècle, commence à écrire son roman chevaleresque en 1460, soit sept ans après la perte irrémédiable de Constantinople, prise par Mehmet II en 1453. L'Empire byzantin, qui n'était d'ailleurs plus qu'une fiction, a cessé d'être chrétien puisqu'il est incorporé à l'Empire ottoman, de confession musulmane. L'Europe chrétienne ignore encore qu'elle ne récupérera plus ce dernier avatar de l'Empire romain d'Orient.
  2. la seconde est que Tirant le Blanc, le héros, est un Breton. Comme tel, c'est un étranger sur toutes les terres où ses pas le conduisent. Il se rend généralement dans des pays étrangers pour combattre des infidèles qui viennent soumettre des populations chrétiennes2.

Par ailleurs, l'idée que la présence des étrangers peut pervertir la nation indigène apparaît très explicitement dans le roman. La seule mention qui soit faite à Valence, au chapitre 330, dit clairement que les maux qui toucheront la ville auront trois origines: les juifs, les musulmans et les nouveaux chrétiens.

01—Aquesta noble ciutat vendrà per temps en gran decaïment per la molta maldat qui en los habitadors d'aquella serà. D'açò serà causa com serà poblada de moltes nacions de gents, que, com se seran mesclats, la llavor que eixirà serà tan malvada que lo fill no fiarà del pare, ni lo pare del fill, ni lo germà del germà. Tres congoixes ha de sostenir aquella noble ciutat, segons recita Elies: la primera de jueus, la segona de moros, la terça de crestians qui no vénen de natura, qui per causa d'ells rebrà gran dan e destrucció. (c. 330) [Cette noble ville tombera un jour dans une grande décadence à cause de la mauvaiseté de ses habitants. Et cela parce qu'elle sera peuplée de gens de moults nations; s'étant mélangés, ils auront donné naissance à une si triste engeance que le fils ne fera pas confiance à son père, ni le père à son fils, ni le frère à son frère. Cette noble cité aura alors à subir, selon Élie, trois malheurs: le premier causé par des juifs, le deuxième par des maures, le troisième par des chrétiens qui ne le seront pas de naissance; c'est à cause d'eux que cette ville souffrira dommages et destruction.]


On pourrait croire que les étrangers par excellence sont les ennemis de la foi chrétienne, mais nous verrons qu'il n'en est rien avec les haines dont sera l'objet Tirant dans l'Empire grec.

Il ne sera peut-être pas inutile de brosser à grands traits le parcours du héros, parcours essentiellement méditerranéen: après l'épisode londonien, il se hâte, accompagné de Philippe, fils puîné du roi de France, au secours du Maître de Rhodes, menacé par les Maures et les Génois, non sans passer au préalable par la Sicile. Il se livre ensuite à quelques incursions sur les côtes barbaresques, avant de répondre à l'appel de l'Empereur de Constantinople qui sollicite son aide contre les Turcs qui envahissent ses territoires. C'est dans l'Empire grec que se situe la partie la plus importante du roman; là se combinent les exploits guerriers de Tirant et ses démêlés amoureux avec la princesse Carmésine. Puis une tempête le jette sur les côtes nord-africaines où il purge une espèce de purgatoire avant de fouler à nouveau les terres impériales et de mourir. Il ne retrouvera sa patrie que post mortem. Comme on le voit, c'est hors de Bretagne que vont se tisser sa destinée et son ascension sociale.

Il nous faut remarquer que c'est au titre de chevalier que Tirant est conduit à abandonner la terre de ses ancêtres. On peut affirmer, sans risque d'erreur, que la chevalerie est probablement l'une des premières sociétés internationales. Elle se veut, en effet, universelle, puisque devenue une espèce de bras armé de l'église, elle ne connaîtra plus de frontière à l'intérieur de la chrétienté.

02—Em dispondré, si mester serà, d'entrar en batalla, així vell com me só, per defendre la cristiandat e augmentar la santa fe catòlica, e per baixar la supèrbia de la mafomètica secta, ab pacte tal que ta excel·lència se regesca a mon consell, car, ab lo divinal adjutori, jo et daré gloriosa honor, e fer t'he vencedor de tots los teus enemics. (c.10): le comte-ermite, comme tout bon chevalier, doit défendre la chrétienté contre les musulmans. [tout vieux que je sois, je vais me préparer, si besoin est, à entrer en bataille, pour défendre la chrétienté, étendre la sainte foi catholique et rabaisser l'orgueil de la secte mahométane. Sous réserve que ton excellence se guide sur mon conseil, Dieu aidant, je te donnerai honneur glorieux et te ferai vaincre tous tes ennemis.]


03—Senyor de molta reverència e santedat: la senyoria vostra deu saber que, la vespra de Sant Joan pus proppassat hagué un any, féu mostra lo Rei, e tots los qui eren en la ciutat, així dones com donzelles, e tots los oficis, e tots los estrangers que hi eren venguts de moltes parts de la cristiandat sabent les grans festes que s'hi aparellaven, com lo Rei hagués tramès molts reis d'armes, herauts e porsavants a notificar-ho per tot lo món. (c. 41): Tirant raconte au comte-ermite les fêtes d'Angleterre, auxquelles ont participé des chevaliers de toute la chrétienté. [Très vénérable seigneur: votre sainteté doit savoir que, la veille de la Saint-Jean, non de cette année mais de l'an dernier, le Roi organisa une parade de tous ceux qui se trouvaient en ville, sans oublier les dames et les donzelles, les corps de métier au complet et l'ensemble des étrangers qui y étaient venus, de différentes contrées de la chrétienté, attirés par les grandes fêtes qu'on y préparait; le Roi, en effet, avait envoyé une foule de rois d'armes, de hérauts et de poursuivants proclamer l'événement à travers le monde.]


Arrivés à ce stade, il nous faut dégager clairement les deux types d'étrangers que le roman nous offre, liés à deux grandes aires religieuses:

  1. D'un côté nous avons l'Europe chrétienne, formée d'états souverains. On la retrouve sous le nom de cristiandat. Aux cc. 410 et 414 apparaît le terme de Romania, dont Soldevila nous précise dans son édition du roman que c'était un autre nom pour désigner l'Empire grec. Mais l'origine du mot lui-même indique qu'il s'agit d'un avatar du saint Empire romain, qui se confondait avec la chrétienté.

    La foi commune donc, tout en n'effaçant pas la différence nationale, est un facteur d'intégration. Le royaume terrestre de Dieu abolit les frontières entre les états relevant de différents rois et princes féodaux (césars). Les chrétiens, crestians, sont et ne sont pas étrangers, selon que l'on se place dans l'espace césarien ou divin (cf. aussi exemple 03).

    Les termes qui désignent l'étranger chrétien sont alors: estranger et estrany. Ce ne sont pas les seules distinctions à l'intérieur des frontières chrétiennes, mais nous verrons cela plus avant.

  2. D'un autre côté nous avons la terre des infidèles, la pagania, peuplée de païens, gent pagana, appelés aussi moros, poble morisc, morisma, infels, gents bàrbares. Il s'agit là d'étrangers absolus, puisqu'ils n'appartiennent ni au royaume de César ni à celui de Dieu. Ce sont les adeptes de la secte de Mahomet, les membres de la mafomètica secta, ennemis irréductibles de la chrétienté:
    04—perquè sia notori e manifest a tot lo món com aquests mals cavallers e infidelíssims crestians hagen pres sou dels infels, e ab mà armada, en companyia d'aquells sien venguts contra la crestiandat, per exalçar la secta mafomètica e per destruir la santa fe catòlica (c.146): l'Empereur vitupère la vilenie des chevaliers chrétiens qui font alliance avec les infidèles [pour qu'il soit notoire et manifeste à tout le monde que ces mauvais chevaliers et très infidèles chrétiens se sont mis à la solde des infidèles, et l'épée à la main, en compagnie de ceux-ci sont venus contre la chrétienté, dans le but d'exalter la secte mahométane et de détruire la sainte foi catholique] (cf. aussi exemple 02).


  3. Mais il existe une troisième catégorie d'étrangers, qui n'ont pas de royaume sur terre, qui vivent donc sur des terres soit chrétiennes soit musulmanes et qui, quoi qu'ils fassent ou disent, ne seront jamais chez eux nulle part dans le roman. Il s'agit des juifs, jueus/juïes:
    05—Com lo jueu li fon davant, lo Rei li demanà de quina terra era.
    “Senyor, dix lo jueu, segons he oït dir a mon pare, de llong temps ençà ell e tots los seus són estats vassalls de la senyoria vostra, e per aqueix me tinc jo. (c. 310): les juifs sont installés depuis des générations hors de Terre Sainte. [Lorsque le juif se trouva devant lui, le Roi lui demanda de quelle terre il était. // “Sire, répondit le juif, d'après ce que j'ai entendu dire à mon père, depuis fort longtemps et sans interruption lui et tous les siens ont été vassaux de votre seigneurie, et je me considère comme tel.]


  4. Ceci dit, les diverses frontières —territoriales ou religieuses— sont loin d'être absolument imperméables, ce qui, au gré des alliances ou des conquêtes et reconquêtes, modifiera constamment le paysage géopolitique et verra la naissance d'autres notions liées à celle d' /ÉTRANGER/: on trouvera là, pêle-mêle, l'hérétique, heretge, le renégat, renegat, celui qu'on a chassé, foragitat, etc. Les Génois, alliés constants des infidèles, appartiennent aussi à ce groupe de gens traîtres à leur foi et/ou à leur prince:
    06—E los mals crestians de genovesos, sabent la pràtica del Mestre de Rodes e de sa religió, ab consentiment de dos genovesos cavallers de l'orde, qui estaven dins lo castell, los quals prengueren totes les nous de les ballestes e posaren-n'hi d'altres que eren de sabó blanc e de formatge, per ço que en lo temps de la necessitat ajudar no se'n poguessen. (c. 98) [Les Génois, ces mauvais Chrétiens, sachant la pratique du Maître de Rhodes et de sa Religion, agirent de connivence avec deux compatriotes, chevaliers de l'ordre, qui se trouvaient dans la forteresse. Ceux-ci retirèrent toutes les noix des arbalètes et les remplacèrent par d'autres en savon blanc et en fromage, afin qu au moment où leurs frères en auraient besoin, elles ne leur fussent d'aucun secours.]


    07—E açò per causa dels cruels genovesos, qui solament los plau la glòria dels vençuts, e no dels vencedors, no tenint clemència ne pietat a llur proïsme crestià, ans fan part manifesta ab los infels. (c. 101): les Génois apparaissent comme des traîtres dans Tirant le Blanc; ils sont généralement dans le camp des infidèles. [et cela par la faute des cruels Génois, qui ne courent qu'après la gloire qu'ils gagnent contre les faibles et non contre les forts: ils n'éprouvent nulle clémence, ni pitié aucune pour leurs frères chrétiens; tout au contraire, ils s'unissent ouvertement aux Infidèles.]



Remarques sur les lexèmes relevant du champ sémantique de la notion d' /ÉTRANGER/ dans Tirant le Blanc.

Ces lexèmes relèvent de différents étymons que l'on peut diviser en trois groupes:

  1. Ceux pour lesquels on trouve le sème {extérieur}:
    1. estrany3
    2. estranger4
    3. forà5
    4. foraster6
    5. pelegrí7
  2. Celui qui relè ve du sème du bégaiement:
    1. bàrbar8
    2. Barbaria9
  3. Ceux qui relèvent du sème {non chrétien}:
    1. infel10
    2. pagà11
    3. moro12
    4. gentils13
    5. idòlatra
    6. jueu14



Le paysage géopolitique tirantien

Ce paysage se divise en deux grandes zones: la première recouvre le terme de crestiandat à laquelle s'oppose l'espace occupé par les moros ou infels. Elle peut prendre le nom de Romania et la seconde celui de Barbaria. Il est à noter cependant que ces deux termes ont un sens moins général dans la mesure où le premier tend à ne désigner que l'Empire grec, tandis que le second ne représente que l'Afrique du nord.

Ces deux espaces géographiques qui forment deux camps s'affrontant d'un bout à l'autre de Tirant le Blanc, sont les plus irréductibles du roman. Mais il n'en demeure pas moins que des lignes de fracture parcourent les deux camps, tant le chrétien que le musulman. Bien sûr, ce qui se passe dans l'Empire grec nous intéresse au premier chef, car c'est là que se noue le destin de Tirant l'étranger. En tant que tel, il suscite des sentiments divers chez différents personnages du roman, sentiments dont nous brosserons la typologie et que nous tenterons d'expliquer.

Mais nous nous occuperons dans un premier temps de la grande fracture d'origine confessionnelle. On remarquera que les lexèmes contenant le sème {extérieur} que nous avons donnés plus haut renvoient essentiellement à l'extériorité géographique plutôt que religieuse, et qu'en ce sens ils signifient la notion d'/ÉTRANGER/ à l'intérieur du monde chrétien:

08—E d'altra part, tramès correus per totes les ciutats e viles de son regne, que fossen fetes crides que tots los qui volguessen pendre sou, així de cavall com de peu, així estranys com del regne, que vinguessen en la ciutat de Trogodita, que allí los seria dat bon sou. (c. 409): on veut lever une armée, et tous les volontaires sont les bienvenus, qu'ils soient du pays ou non. [D'autre part, il envoya des courriers dans toutes les villes et les bourgs de son royaume, pour battre le rappel de tous ceux qui étaient prêts à s'enrôler —chevaliers ou piétons, étrangers ou nationaux— et à rejoindre la ville de Troglodyte, où ils toucheraient une bonne solde.] (cf. également l'exemple 03)


Quant à la notion d'/ÉTRANGER/ dans la sphère religieuse, elle s'appuie semble-t-il sur la différence de langue, comme si la langue et la divinité étaient liées: le latin est la langue de la chrétienté, tandis que l'arabe est la langue de l'islam:

09—¿E com pensau vós, dix la Infanta, que les dones gregues sien de menys saber ni valor que les franceses? En esta terra bé sabran entendre lo vostre llatí per escur que el vullau parlar. (c. 119): la Princesse précise à Tirant qu'elle est capable de comprendre sa langue, qu'elle appelle 'vostre llatí'. Par ailleurs, 'llatí' sert aussi à désigner le grec. [Est-il possible que vous pensiez que les femmes grecques soient moins savantes et vaillent moins que les françaises?, répondit l'Infante. Dans ce pays elles sauront bien comprendre votre latin, quand bien même voudriez-vous le rendre obscur.]


10—E per quant la Princesa, perquè era senyora de noble enteniment e discreció, en lo passat temps havia après de molts llenguatges per la pràctica dels estrangers qui per la causa de la guerra eren venguts en la cort de la majestat de l'Emperador, pare seu, e molt més que sabia parlar la llengua llatina15 per haver après de gramàtica e poesia, e la reina d'Etiòpia, quan promès a Tirant que deliberà d'anar a Contestinoble per ésser a la solemnitat de les sues bodes ab la Princesa, après de gramàtica e parlava ab molta gràcia la llengua llatina, la Princesa e la Reina se parlaren de moltes cortesies segons que entre galants dames s'acostuma. (c.463): exemple déjà vu à estranger. La pratique des étrangers est source de richesse intellectuelle. Le latin est mis ici pour 'langue de l'Empire romain', qui à cette époque est grec. Il s'agit donc du grec, comme le signale Capdevila (op. cit.). [Et comme d'une part la Princesse, en femme de grande intelligence et discernement, avait appris de nombreuses langues par la pratique des étrangers —qui, à cause de la guerre, étaient venus à la cour de sa majesté l'Empereur, son père—, et qui savait encore mieux parler la langue latine pour avoir appris la grammaire et la poésie, et d'autre part la reine d'Éthiopie, après avoir promis à Tirant de se rendre à Constantinople pour assister à ses noces solennelles avec la Princesse, avait appris la grammaire et parlait fort joliment la langue latine, toutes deux s'entretinrent de mille sujets aimables, comme cela se fait entre nobles dames.]


11—E tu, Capità valentíssim e poderós, més clar e resplandent e reposat que en lo passat temps tots los altres estats no són, en la imperial cadira faràs tornar l'alt Emperador, gitaràs tots núvols de tristor e de pluja de llàgremes, e esclariràs tota la Grècia; e subjugant ab la tua gran virtut la nostra partida de llengua morisca, d'on seràs mereixedor de portar corona d'estel·les, car per tu serà restituïda a l'Imperi la pau que li era tolta, e als pobles lo desitjat repòs. (c. 143): Abd Allah Salomon désigne les siens en indiquant qu'ils parlent arabe. [Toi, Capitaine vaillantissime et puissant, plus noble, resplendissant et équanime que n'importe lequel des capitaines des temps passés, tu feras remonter sur le trône impérial l'éminent Empereur, tu chasseras tous les nuages de tristesse et la pluie de larmes, et tu feras revenir le soleil sur toute la Grèce; subjuguant par ta grande vertu notre parti de langue mauresque, tu mériteras de porter une couronne d'étoiles, car grâce à toi sera restaurée la paix qu'on avait bannie de l'Empire.]


12—E finida Tirant l'oració, féu pujar en una trona que hagueren posada sobre lo cadafal a un frare de la Mercè, català, natural de la ciutat de Lleida, lo qual havia nom frare Joan Ferrer, qui era aquí llegat per lo Sant Pare e sabia molt bé parlar la llengua morisca, qui a suplicació de Tirant era vengut, e era gran mestre en la sacra teologia, lo qual féu un sermó molt singular (c. 402): les prédicateurs chrétiens apprennent l'arabe pour convertir les musulmans. Référence à Raymond Lulle et à saint Vincent Ferrier. [Quand Tirant eut terminé son discours, il fit monter dans une chaire disposée sur l'estrade un frère de la Merci, catalan originaire de Lérida, qu'on appelait frère Jean Ferrier, légat du Saint-Père en Afrique du Nod, et sachant fort bien la langue arabe. Il était là sur la prière de Tirant, et grand maître en théologie, il prononça un merveilleux sermon.]


Par ailleurs, le terme qui s'applique aux musulmans de Berbérie, ou Barbarie —le glissement n'est pas indifférent—, soit gents bàrbares dans Tirant le Blanc, montre l'importance de la langue, car étymologiquement le barbare est celui qui ne sait pas parler le grec et donc semble bégayer quand il s'y essaie.

13—Aquesta és la major e pus intolerable desolació que als mortals dóna la irada fortuna, aquesta és portada ab irremeiable impaciència. Veig-me en exili entre gents bàrbares, e de la mia pròpia pàtria e dels conjunts a mi en afinitat e amicícia separada. (c. 375): Plaisirdemavie en Berbérie se plaint de se trouver parmi des barbares et séparé e de sa patrie. [C'est la désolation la plus grande et la plus intolérable dans laquelle la fortune courroucée puisse précipiter les mortels; on ne peut l'endurer qu'avec une impatience sans remède. Je me trouve en exil au milieu de barbares, loin de ma propre patrie et séparée de ceux qui me sont proches et chers.]


Et le pseudo-dérivé Barbaria16 renvoie donc à un pays dont les habitants ne parlent qu'une langue imparfaite, qui en aucun cas ne peut être celle de la vraie foi. Il faut remarquer que la traduction castillane de 1511 traduit ce dernier terme par Berbería, ce qui lui ôte sa charge négative.

14—Senyor, dix lo galiot, veu's allà, senyalant, les mars de Sicília, e aquestes són les de Tunis. E, perquè sou persona virtuosa, me dolc més de vós que de mi, car la fortuna vol que havem de perir en aquesta trista costa de Barbaria. (c. 299): le galérien qui arrive sur la côte barbaresque en est fort attristé; est-ce parce que la galère va se fracasser contre les rochers ou parce qu'il va se trouver en terre ennemie? Sans doute les deux, car les Maures n'épargneront pas les survivants, à l'exception, semble-t-il, de Tirant et Plaisirdemavie. [Monsieur, répondit le galérien en étendant le bras, on aperçoit là-bas les mers de Sicile, et celles-ci sont celles de Tunis. Vous êtes une personne de grande qualité, et j'ai plus de peine pour vous que pour moi, car la Fortune veut que nous périssions sur cette funeste côte de Barbarie.]





La vision de l'étranger en terre chrétienne

Le premier lexème que nous relevons est celui d'estrany. C'est généralement un adjectif:

15—Car jo, ofesa, he après tembre los hòmens estranys, per ço com tinc l'altra filla en estranya terra. (c. 180): l'Impératrice dit à Tirant sa douleur de voir sa fille aînée —épouse du roi du roi de Hongrie— en terre étrangère et sa crainte des étrangers. [Car meurtrie, j'ai appris à craindre les étrangers, parce que mon autre fille se trouve en terre étrangère.]


Mais ce peut être un substantif:

16—Però jo estime més que les gents diguen que so estada benigna e piadosa als estranys que si deïen lo contrari (c. 216): l'affront que Carmésine croit avoir subi de Tirant, seul le sang pourrait le laver, mais la mansuétude est une vertu qui lui semble supérieure à la vengeance, surtout envers des étrangers, car c'est ce qu'est Tirant. [Mais je préfère que l'on dise de moi que j'ai été bienveillante envers les étrangers que non pas le contraire]


Il est intéressant car il renvoie non seulement au sème {étranger} mais aussi à {étrange}. Ce qui est extérieur, donc souvent différent, trouble, inquiète, fait peur, voire terrorise. C'est bien ce que montrent les paroles de l'Impératrice que nous avons rapporté es ci-dessus (15). Nous examinerons en même temps le lexème dérivé estranger, qui est le plus souvent substantif.

En terre étrangère on court le risque de se perdre:

17—E per ço com és ja hora tarda e vostra companyia és molt avant, jo tendria per bo que partísseu, per ço com sou en terra estranya e no sabeu los camins, e seríeu en perill de perdre-us per los grans boscatges que en aquesta part són. (c. 39): le comte-ermite demande à Tirant de nepas s'attarder en Angleterre, car se trouvant sur des terres étranges il pourrait se perdre. [Comme il est déjà tard et que vos compagnons sont bien loin, il me semblerait convenable de vous voir partir: vous êtes sur une terre étrangère; vous n'en connaissez pas les chemins, et vous seriez en danger de vous perdre dans les profondes forêts que l'on trouve par ici dans ces contrées.]


De sorte qu'il serait imprudent de faire confiance à des étrangers que l'on ne connaît pas:

18—No em clam de la fortuna si m'ha portat en l'extrem que só de la mia mala sort e desaventura, puix mos pecats m'hi han conduït, mas clam-me de la mia gran ignorància, que m'haja lleixat trair a un home estrany no conegut, car la mia joventut ha mostrada la poca discreció que tinc, qui m'ha portat en gran dejecció e vergonya. (c. 318): les étrangers nous sont mal connus; comment donc les juger? Le roi Scarian, vaincu, se reproche d'avoir fait confiance à un étranger. [Je ne me plains point de la mauvaise fortune qui m'a réduit à l'état misérable où je suis, car ce sont mes péchés qui m'ont conduit à cette extrémité; je ne m'en prends qu'à mon ignorance crasse qui m'a fait m'en remettre à tort à un étranger inconnu. Ma jeunesse, qui m'a précipité dans l'indignité et la honte, est cause de mon peu de discernement.]


19—E creu a mi lo que et diré: que no em desplau que tu ames la mia persona, mas tinc dubte d'amar aquell qui em pens que ab gran fatiga pot ésser meu, car no és trobada fermetat en l'amor dels estrangers, qui prestament ve e molt pus prestament se'n va. (c. 209): la Princesse résiste aux assauts de Tirant. Elle se refuse en prétextant l'inconstance supposé e des étrangers en amour. [Je te prie de croire ce que je vais te dire: ton amour pour moi ne me déplaît pas, mais j'ai peur d'aimer quelqu'un dont je pense qu'il pourra difficilement être mien, car on ne trouve pas de constance dans l'amour des étrangers, si prompt à venir et plus encore à disparaître.]


et que le terme peut être infamant:

20—Morí a mala mort Aníbal e Alexandre, moguts per ambició de senyoria, los quals moriren per verí. Nabugadonosor fon rei de Babilònia, no per dret hereditari, com ell no fos de línea real, ans era home estrany nat d'adulteri. (c. 353): Plaisirdemavie rappelle l'exemple de rois morts à cause de leur ambition, dont l'un était étranger et adultérin. Le rapprochement est intéressant. [Hannibal et Alexandre sont morts à cause de leur appétit de puissance, victimes du poison. Nabuchodonosor fut roi de Babylone, non par droit héréditaire, car il n'était pas de sang royal; c'était au contraire un étranger adultérin.]


Quant aux dieux étrangers, ils ne peuvent qu'être faux:

21—E coman-te, gloriós Senyor, la mia ànima, e prec-te que no vulles menysprear-la, car per la salvació sua davallist del cel en la terra. E regoneix, Senyor, la tua creatura no per déus estranys creada, mas per tu sols, Déu viu e verdader, car no hi ha altre Déu sinó tu, ni no hi ha Déu qui puixa fer les tues obres. (c. 478): acte de foi de Carmésine avant de mourir. Le seul vrai Dieu est le dieu de la maison. Les dieux étrangers —remarquer le pluriel— sont les dieux des impies. [Je remets mon âme entre tes mains, Seigneur plein de gloire, et je te conjure de ne pas la mépriser, car tu es descendu du ciel pour la sauver. Et reconnais, Seigneur, ta créature, qui ne fut pas créée par des dieux étrangers, mais par toi seul, Dieu vivant et véritable, car il n'y a d'autre Dieu que toi, il n'existe point de Dieu qui puisse faire ce que tu as fait.]


L'exil en terre étrangère peut donc être une punition redoutée et déshonorante:

22—Per cert, millor vos seria, en aquest poc temps que la clemència de Déu vos espera, anàsseu en parts estranyes fent penitència e plorant lo gran dan de vostres vassalls e servidors, de tanta gent que és morta; (c. 141): l'envoyé du méchant duc de Macédoine voit l'exil comme unique contrition possible pour l'Empereur qui promeut des étrangers au détriment des gens du cru. [Pour sûr, votre intérêt serait, dans ce peu de temps que la clémence de Dieu vous accorde, de vous rendre dans des contrées étrangères en faisant pénitence et en pleurant le grand dam de vos vassaux et de vos serviteurs, de tous ces gens qui sont morts]


Mais le plus souvent l'étranger est le bienvenu, car il est de quelque secours sur bien des plans. Il permet de peupler une ville nouvelle:

23—E ell tornà-se'n en Grècia, e fon emperador de Grècia. Aprés d'aquest, succeí son fill Constantí, qui fon mon avi; e per tots los regnes e terres de l'Imperi fon elet per Papa en totes les sues terres, e Emperador. E, per ço com tenia molta humanitat e era home molt benigne, moltes gents d'estranyes terres se vengueren a poblar ací, e no cabien en aquesta ciutat. Llavors mon avi edificà la nostra ciutat de molt nobles edificis, e posà-li nom Constantinoble. (c. 126): l'Empereur raconte à Tirant la fondation de Constantinople et comment elle fut peuplée d'étrangers. [et lui s'en retourna en Grèce, dont il fut empereur. Après lui succéda son fils Constantin, qui fut mon grand-père, et par tous les royaumes et terres de l'Empire il fut élu Pape sur toutes ses terres, et Empereur; et comme il avait beaucoup d'humanité et qu'il était un homme très bon, des foules de gens de terres étrangères s'en vinrent peupler cette ville, mais ils étaient trop nombreux pour y entrer tous. Alors mon grand-père construisit notre ville en y élevant de fort nobles édifices; il la baptisa Constantinople]


Il peut venir renforcer une armée comme il appert de l'exemple 08.

Il s'agit bien des fois de chevaliers qui parcourent la chrétienté, et qui à ce titre, comme nous l'avons déjà signalé, sont pour ainsi dire chez eux partout sur les terres chrétiennes:

24—E anaren tant per ses jornades, que arribaren a la ciutat de Londres, on era lo Rei ab molta cavalleria, així d'aquells del regne com dels estrangers, que molts hi eren ja venguts, e no tenien a passar sinó tretze dies fins a la festa de Sant Joan. (c. 39): la chevalerie ne connaît pas de frontières; les chevaliers accourent à Londres de toute la chrétienté . [Ils parcoururent si bien leurs étapes qu'ils atteignirent la ville de Londres, où était le Roi, en compagnie de nombreux chevaliers, anglais et étrangers. Beaucoup (de ceux que l'on attendait) étaient déjà là, et il n'y avait plus que treize jours à attendre avant la Saint-Jean.]


25—E, en cascuna part d'aquestes, en l'una s'aposentava lo Rei ab tot son estat; en la segona estava aposentada la Reina ab tots los francesos qui ab ella eren venguts; en la terça estaven aposentats tots los estrangers, així com eren los d'Alemanya, d'Itàlia, de Llombardia, d'Aragó, de Castella, de Portugal e de Navarra. (c. 55): lors des fêtes d'Angleterre, les chevaliers étrangers occupent un quartier à part. On remarquera que le terme estranger s'applique à des chrétiens. [Sur l'une des parties étaient installés le Roi et sa cour; la Reine et le groupe de Français qui étaient venus avec elle occupaient la deuxième; sur la troisième étaient logés les étrangers, d'Allemagne, d'Italie, de Lombardie, d'Aragon, de Castille, de Portugal et de Navarre.]


Dans ce cas, le chevalier étranger est perçu très positivement. On ne fait aucune différence entre lui et l'indigène:

26—Carmesina, fes per manera, ans que jo partesca d'aquesta present vida, ab molta alegria jo et veja col·locada entre braços de cavaller que sia gloriós, car lo meu voler ab lo teu se concordarà, posat cas que sia estrany o de la terra natural. (c. 209): Carmésine rapporte les paroles de son père, qui voudrait la voir mariée à un glorieux chevalier, fût-il étranger ou grec. [Carmésine, rends-moi heureux: fais en sorte qu'avant que je ne quitte ce monde, je te vois dans les bras d'un chevalier glorieux, car ton choix sera le mien, qu'il soit étranger ou grec.]


Ou si on en fait une, c'est en sa faveur:

27—E, estant un dia sobretaula, vengueren a parlar del rei d'Anglaterra, e de la Reina, —dient que era de les bellíssimes dones del món—, e parlant de les grans festes e de les honors que feïen als estrangers e a tots aquells que hi anaven. (c. 68): à la cours d'Angleterre on honore les chevaliers étrangers. [Un jour, à la fin du repas, leur conversation roula sur le roi d'Angleterre et sur la Reine; ils disaient qu'elle était l'une des plus belles femmes du monde, et ils parlaient des grandes fêtes et de la façon somptueuse dont les étrangers et tous ceux qui y allaient étaient reçus.]


On attache le plus grand crédit à l'opinion des étrangers:

28—Senyor, si la majestat vostra sabia lo que jo sé, e la murmuració de tots los estrangers, e del vostre regne mateix, e de la Reina e de totes les dones d'honor! (c. 85): opposition el vostre regne / los estrangers. L'opinion des étrangers est importante. [Sire, si votre majesté savait ce que je sais, si vous étiez informé des médisances de tous les étrangers, et même de vos propres sujets, sans compter la Reine et toutes les gentes dames!]


29—Aprés que tots los cavallers desarmats foren, anaren al palau, e allí parlaven de semblant fet d'armes, així singular, que deïen los estrangers jamés haver vista tan bella gent, així ben abillats de cavalls emparamentats ni d'armes. (c. 189): là encore, lors des fêtes données par l'Empereur en honneur des ambassadeurs du Sultan, l'opinion des étrangers est celle qui a le plus de poids. [Après avoir ôté leur armure, tous les chevaliers se rendirent au palais; là, ils parlèrent de ce fait d'armes, si singulier, et les étrangers disaient qu'ils n'avaient jamais vu si belle compagnie, si bien habillée, montée sur de si beaux chevaux et si bien armée.]


Et l'opinion que l'on a d'eux peut être très positive:

30—Mirau, per vida vostra, quant és lo saber dels estrangers, en especial lo de Felip. (c. 110): l'infante sicilienne émet une opinion favorable envers les étrangers. Il est vrai que Tirant a beaucoup fait pour que Philippe, prince français, apparaisse sous son meilleur jour. [Voyez, sur votre vie, combien est grand le savoir des étrangers, et plus particulièrement celui de Philippe.]


31—Aprés, cascun dia, a la missa e aprés dinar, eren ab lo Rei, en especial ab la Infanta, la qual mostrava tanta afabilitat als estrangers que anaven e venien, que per tot lo món se parlava de la sua molta virtut. (c. 100): l'infante sicilienne se montre aimable envers les étrangers. [Par la suite, chaque jour, à la messe et après le repas, ils étaient avec le Roi, mais plus que tout avec l'Infante, laquelle montraittant d'affabilité aux étrangers qui allaient et venaient, qu'à travers le monde on parlait de ses perfections.]


La Princesse Carmésine s'extasie sur la supériorité des étrangers, mais on peut penser que c'est l'amour qui la fait parler ainsi:

32—ne en quants llibres he llests d'històries no he trobada tan graciosa requesta. Quanta és la glòria del saber que tenen los estrangers! Jo em pensava que lo saber, la virtut, l'honor e gentilea, que tota fos en la nostra gent grega. Ara conec que n'ha molt més en les altres nacions. (c. 127): la Princesse s'extasie sur la supériorité des étrangers, et se faisant elle rectifie l'opinion qu'elle avait de la supériorité des Grecs. [Dans aucun des livres remplis d'histoires que j'ai lus je n'ai trouvé de si gracieuse déclaration. De quel éclat brille le savoir des étrangers! Je pensais que le savoir, la vertu, l'honneur et la noblesse étaient l'apanage des Grecs; mais maintenant je reconnais qu'il y en a bien plus dans les autres nations.]


Il faut, bien sûr, que les étrangers se montrent dignes de l'estime qu'on leur porte:

33—Senyor, 'la mar' no fa mal als estrangers si són aquells que ésser deuen, ans los dóna salut e llonga vida —mirant tostemps en la cara aTirant, sotsrient-se, perquè Tirant conegués que ella l'havia entès. (c. 119): Carmésine rappelle à Tirant que les étrangers doivent être dignes de l'estime qu'on leur porte. [Monsieur, 'la mer' (l'a(i)mer = l'amour) ne fait pas mal aux étrangers s'ils sont tels qu'ils doivent être; les mouvements de la mer leur donnent plutôt santé et longue vie, et elle disait ceci sans cesser de regarder Tirant au visage, et souriant pour que Tirant sût qu'elle l'avait compris.]


En fait, outre la peur de ce qui est différent, ce qui motive le rejet des étrangers chez certains, c'est le fait qu'ils viennent occuper des places auxquelles rêvaient d'accéder les autochtones:

34—la segona és que no deu ésser donat lloc que home estranger haja ofici ni benefici en l'Imperi, majorment que sien de lloc o de terra no coneguda (c. 123): tous les Grecs ne sont pas d'accord pour qu'on accepte les chevaliers étrangers, et encore moins qu'on leur donne des charges prestigieuses qui devraient revenir de droit à des Grecs, en l'occurrence au mauvais duc de Macédoine. Montsauf, à qui l'on doit cette diatribe, insiste sur l'origine obscure de Tirant. [Le second [obstacle] est qu'on ne peut donner lieu à ce qu'un homme étranger ait office ni bénéfice dans l'Empire, surtout quand il est d'un lieu ou d'une terre inconnus.]


Voilà qui explique la haine que voue le mauvais duc de Macédoine à Tirant17. Après avoir tué l'héritier du trône impérial, il pensait rester chef suprême des armées grecques et épouser la Princesse Carmésine, ce qui lui aurait permis de devenir empereur18. Mais l'arrivée de Tirant rend caduc son plan machiavélique. Cependant les Grecs n'épousent pas tous sa cause, tant s'en faut, car le mérite des hommes l'emporte sur leur origine:

37—E encara est més digne de gran punició que hages tenguda tan gran audàcia, que, en presència de la majestat del senyor Emperador, vols injuriar a negú, de dir que home estranger no deu tenir lo ceptre de la justícia ni de la general capitania; e per ço tu est dit principiador de mals. Digues-me: e si los estrangers són millors que los de la terra, esón més hàbils e més forts i més destres en la guerra e en altres coses, ¿què diràs tu ací? (c. 124): d'autres Grecs prennent la défense des étrangers. C'est le mérite des hommes qui doit prévaloir sur leur lieu de naissance. La tête de chapitre précise que qui pense le contraire est un mauvais chrétien (Raons que fa l'Emperador en lo consell contra un cavaller mal crestià.).


De façon plus générale, les étrangers sont une source d'enrichissement pour les indigènes (cf. exemple 10)

Enfin, dans l'autre sens, les étrangers, en situation d'infériorité dans des contrées parfois hostiles, doivent se méfier des gens du pays:

38—¡Oh donzella de generació ingrata, consentidora de mos mals! No ens cové a nosaltres, estrangers, fiar de negú, com totes les coses nos ixquen contràries. (c. 295): Tirant rappelle à Plaisirdemavie que les étrangers ne doivent faire confiance à personne. [Oh, donzelle ingrate de nature, qui consent à mes maux! Il ne convient pas que nous, étrangers, fassions confiance à quiconque, car ce faisant nous n'essuyons que revers.]


À la mort donc de l'Empereur, Hippolyte réunit les siens et leur exprime sa crainte de voir un nouvel empereur grec s'en prendre aux étrangers qu'ils sont et qui ont maintenant des fiefs dans l'Empire. La solution pour se mettre à l'abri est de faire l'un d'entre eux empereur.

39—Car poden pensar les senyories vostres que tot l'Imperi resta en poder e senyoria de l'Emperadriu. Si bé la sua edat és avançada, algun gran senyor se casarà ab ella de bona voluntat, e ho tendrà a gràcia per ésser emperador. E aprés mort d'ella, restarà senyor, e per ventura tractarà mal los estrangers, qui som nosaltres, ací heretats. Per què só jo de parer que seria bo que féssem u de nosaltres emperador e que tots li ajudàssem, e aquest tal heretaria molt bé a tots los altres. (c. 480) [Vos seigneuries comprendront aisément que tout l'Empire reste entre les mains et au pouvoir de l'Impératrice. Et même si elle n'est plus de toute jeunesse, un grand seigneur se mariera volontiers avec elle, et il sera bien content car il sera empereur. Quand elle sera morte, c'est lui qui sera le maître, et pour notre malheur, il maltraitera les étrangers établis ici, c'est à dire nous. Voilà pourquoi je pense qu'il serait bon que nous fassions empereur l'un de nous, et que nous l'aidions tous; celui qui serait choisit doterait largement les autres.]


C'est d'ailleurs ce qui va se passer, car en épousant l'Impératrice, sa maîtresse, Hippolyte devient empereur de Grèce. Ainsi les siens sont-ils à l'abri.




D'autres types d'étrangers, en terre chrétienne ou ailleurs

L'étranger à la ville


Nous pouvons trouver dans Tirant le Blanc l'étranger à la ville. Les occurrences en sont peu nombreuses et ne présentent pas de connotation particulière:

40—E la Princesa també volgué anar ab ells. Armà's ab aquell arnès que fet havia, e cavalcaren tant fins que foren lla on era l'Emperador, que en aquell cas combatien una fort vila on hi havia molts forasters, gent del Soldà que virilment combatien per defendre llurs persones. (c. 161): il s'agit bien ici d'étrangers à la ville. Cette ville que les Grecs veulent reprendre a été prise par les Turcs qui s'y sont installés. [La Princesse elle-même voulu les accompagner. Elle revêtit l'armure qu'elle s'était fait faire, et tous chevauchèrent jusqu'au lieu où se trouvait l'Empereur, qui en l'occurrence livrait combat à un bourg fortifié défendu par de nombreux étrangers, soldats du Sultan qui combattaient virilement pour défendre leurs personnes.]


41—E tots los forasters qui dins la vila eren, la desempararen e fugiren. (c. 315): là encore il s'agit d'une ville reprise à l'ennemi. [Et tout les étrangers qui se trouvaient dans le bourg l'abandonnèrent et fuirent.]





La vision de l'étranger extérieur à la chrétienté

Il s'agit, comme nous l'avons déjà signalé, des infidèles. Ils sont évidemment présentés sous le jour le plus négatif.

42—L'esperança gloriosa que tinc de la tua molta virtut, pare reverent, me dóna ànimo de pregar-te que ens vulles donar ajuda e consell en la molta nostra necessitat, com te veja home de santa vida e amic de Jesucrist, que vulles considerar e dolre't del gran dan e destrucció que aquests malvats infels fan e han fet en lo nostre regne, que la major part de l'illa han destruïda, e han-me vençudes moltes e diverses batalles e morta la millor cavalleria que en lo meu regne era. (c. 7): le roi anglais ne porte évidemment pas dans son coecur ceux qui ravagent son pays. [La ferme espérance que je mets en ta très grande vertu, révérend père, me donne le courage de te prier de me venir en aide par tes conseils. Je suis assailli de difficultés; comme je vois que tu mènes une sainte vie et que tu es l'ami de Jésus-Christ, je te demande de considérer les grands dommages et les destructions dont sont cause ces malfaisants Infidèles dans notre royaume; sois touché de la ruine qu'ils ont semé e sur la plus grande partie de l'île; ils m'ont vaincu en maintes batailles et ils ont tué la meilleure chevalerie qui se trouvait sur mes terres.]


Leur cruauté et leur impiété sont soulignées assez fréquemment:

43—Oh infels crudelíssims e de poca fe, car no podeu donar lo que no teniu! (c. 20): la cruauté des infidèles est bien connue. [Hélas, Infidèles cruels et parjures, comment pourriez-vous donner une foi quevous n'avez pas?]


44—¿Qui serà nostre protector e segura defensa, si altra vegada los malignes e inics infels ací tornen, com los perills sien molts, e les amargues dolors que passades havem, perquè d'ansiosa temor tremolen los nostres ossos, e les entràmenes dins nosaltres no es poden assegurar? (c. 107b) [Qui sera notre protecteur et notre sûre défense si à nouveau ces Infidèles infernaux et iniques reviennent?; les périls que nous avons encourus et les tourments amers que nous avons subis sont si nombreux, que nos os tremblent d'une peur anxieuse et nos entrailles se nouent dans nos ventres.]


Ce sont les ennemis jurés de la chrétienté, qu'il faut combattre à outrance:

45—Car ell podia bé pensar e creure que, essent jo crestià i ell infel, no li podia jo ni devia procurar sinó tot lo mal e dan que fer pogués. (c. 319): comme le dit l'Albanais, chrétiens et infidèles sont des ennemis irréductibles. [En effet, il pouvait justement penser et être convaincu que, puisque j'étais chrétien et lui infidèle, je ne pouvais et ne devais que chercher à lui faire tout le mal que je pouvais pour causer sa perte.]


Tomber entre leurs mains est terrible et peut être ressenti comme quelque chose de pire que la mort:

46—E cascú deu esforçar lo seu ànimo en semblants actes, e no tembre los perills de la mort, car més val morir com a cristians que no ésser catius en poder d'infels. (c. 23) [Chacun doit forcer son courage en cette occasion, et ne pas craindre la mort qui rôde, car mieux vaut mourir en chrétien que de tomber entre les mains des Infidèles.]


Outre la mort et la dure captivité, le danger qui guette ceux qui tombent sous la coupe des infidèles c'est d'avoir à renier le christianisme.

47—E traurà de captivitat tanta cavalleria qui està en poder dels infels, e tant poble crestià qui està en perill de renegar la fe de Jesucrist. (c. 414) [Et il libérera tous les chevaliers qui sont au pouvoir des Infidèles, et tout le peuple chrétien qui court le risque d'avoir à renier la foi du Christ.]


Une pratique courante chez les Turcs consistait à enlever des enfants chrétiens, à les élever dans la religion musulmane et à en faire des soldats du Sultan amenés à combattre les leurs:

48—E, de la primera entrada que feren en la Grècia, prengueren moltes viles e castells, e setze mília infants petits. E tots los trameteren en la Turquia e en la terra del Soldà, per fer-los nodrir en la secta mafomètica. (c. 107a): c'est parmi ces enfants que seront recrutés les fameux janissaires.19 [Dès qu'ils mirent les pieds en Grèce, ils s'emparèrent de nombreux bourgs et châteaux, ainsi que de seize mille jeunes enfants qu'ils envoyèrent en Turquie et dans le sultanat pour les élever dans la foi de la secte mahométane.]


Contre un tel fléau, la mission des chevaliers chrétiens est d'être toujours prêts à combattre:

50—L'arnès de cames significa, si lo cavaller sent o sap negú vulla fer dan a l'Església, o infels entrassen per damnificar la cristiandat, si no pot a cavall, a peu hi deu anar a la batalla, per defendre aquella. (c. 34): la chevalerie est le rempart de la chrétienté. [Les jambières signifient que si le chevalier entend dire ou sait que quelqu'un veut nuire à l'Église, ou bien que des infidèles viennent porter la désolation dans la chrétienté, il doit, à cheval ou sinon à pied, aller engager la bataille pour la défendre.]


Et mourir dans ce combat fait gagner le paradis aux soldats du Christ:

51—E jo li demaní on era la sua habitació, e dix-me que en paradís era col·locat entre los màrtirs cavallers per ço com era mort en batalla contra infels. (c. 262): l'Impératrice raconte à l'Empereur un pseudo-songe dans lequel son fils lui est apparu. Le Prince mort en combattant les infidèles a mérité le ciel. [Je lui demandai alors quelle était sa demeure, et il me répondit qu'il se trouvait au paradis, au milieu des chevaliers martyrs, car il était mort en combattant les infidèles.]


Le musulman est assimilé à un païen, alors que normalement le terme ne peut lui être appliqué (cf. n. 2, p. 6):

52—Oh tu, enganador de nostre sant profeta Mafomet, destruïdor delsnostres tresors, malmetedor de la noble gent pagana, fornicador de mals, amador de covardies, vanagloriós entre la gent no entesa, fugidor de batalles, esquinçador del bé públic! (c. 107a): curieusement, ici ce sont les infidèles qui se nomment païens. Ils interpellent le Sultan qui a mal conduit la guerre et a été cause d'une défaite désastreuse dans son camp. [Oh, toi, traître à notre saint prophète Mahomet, destructeur de nos trésors, massacreur de la noble race sarrasine, provocateur de calamités, amateur de lâchetés, glorieux parmi les ignorants, déserteur de batailles, dévastateur du bien public!]


Il va de soi alors que ce qui s'oppose a cristiandat est pagania, ce qui est un terme fort péjoratif appliqué à une religion monothéiste. Ce terme est habituellement réservé aux religions polythéistes:

53—Com foren passats, la u d'aquests ambaixadors era home molt docte en totes ciències e de singular consell, que lo Gran Turc lo tenia en estima de pare e no feïa neguna cosa sens consell d'aquest, que en tota la pagania no s'hi trobava home de tanta sapiència ni eloqüència, e totes les coses que feïa ab molt gran deliberació. (c. 134): il s'agit d'Abd Allah Salomon, ambassadeur turc qui trouve grâce aux yeux de Martorell, car il est d'ascendance chrétienne. [Une fois qu'ils furent de l'autre côté, l'un de ces ambassadeurs qui était un homme fort savant en toutes sciences et d'excellent conseil, et que le Grand Turc estimait comme un père, ne faisant rien sans son avis, et dans tout le pays païen on n'aurait pu trouver un homme d'une telle connaissance ni éloquence, et tout ce qu'il faisait était mûrement réfléchi]


54—e de tota virtut e de gran gentilea, semblant donzella com vós, ornada de corona imperial, no és en tota la crestiandat ni menys en la pagania. (c. 228): ici, pagania s oppose à cristiandat: dans la bouche de Stéphanie, à l'adresse de Carmésine [une demoiselle comme vous, pleine de qualités et de noblesse, on n'en peut trouver dans toute la chrétienté, et encore moins dans la payennie20.]


À partir de moro, qui apparaît 510 fois dans le roman, est formé un autre terme hautement péjoratif: morisma. Ce lexème collectif renvoie à une idée de nuée de sauterelles, à l'instar du fléau qui frappa l'Égypte de Pharaon. Il est souvent renforcé:

55—Tanta era la multitud de la morisma, que los crestians eren cansats de matar tants moros. (c. 157): les maures sont vus comme une nuée de criquets. Leur nombre est écrasant. [L'engeance mauresque était si nombreuse que les chrétiens étaient las de tuer autant de maures.] Les syntagmes que l'on trouve aussi très fréquemment sont ceux de 'la gran morisma' (cc. 5, 7, 117, 349, 422), 'infinita morisma / infinida morisma' (cc. 38, 239), 'tanta morisma / la morisma era tanta / tanta era la morisma' (cc. 99, 113, 258), 'la multitud de la morisma / tan gran multitud e morisma' (cc. 157, 345), 'tota la morisma / tota aquesta morisma' (cc. 5, 19, 20, 105, 106, 163, 446, 459), 'molta morisma' (c. 349), E no es poria numerar la morisma que... (c. 421).


Une autre fa çon de mépriser la religion musulmane c'est de la réduire à l'état de secte (cf. exemple 02):

Tout un sermon de Tirant va consister à convaincre les 'infidèles' de la supériorité du christianisme pour les inciter à apostasier l'islam:

56—E vosaltres qui de la secta mafomètica estau abeurats, aquella de tot renunciant, dispondre-us a rebre la fe catòlica, perquè, aquella rebuda, en lo número dels sants siau posats. E a renunciar la secta mafomètica vos deuen induir, e les sutzietats e deshonestats que en aquella teniu. ¿Pot ésser més vituperosa e vergonyosa cosa a l'home que posar la sua felicitat en actes de gola e luxúria? E açò vos atorga per felicitat aquell vilíssim porc, vostre cap Mafomet, que és contra tot juí de raó, de la qual los hòmens deuen usar, car los actes de gola e de luxúria als animals bruts e no raonables són propis. [...] E com la secta mafomètica no haja cura d'observar los manaments de Déu, als quals tothom més que alguna cosa altra és obligat, segueix-se que aquells qui aquella observen ab ulls closos e tancats, van a infern, e solament los crestians, per la fe catòlica il·luminats, van a la glòria de paradís. (c. 403) [Vous qui avez tété le lait de la secte mahométane et qui y renoncez totalement, disposez-vous à recevoir la foi catholique, afin de rejoindre, quand vous l'aurez reçue, le nombre des saints. Nous devons vous inciter à abandonner la secte mahométane, ses pratiques impures et malhonnêtes. Y a-t-il rien de plus répré hensible et de plus honteux que de mettre son bonheur dans l'accomplissement d'actes de gloutonnerie et de luxure? Car c'est ce que vous présente comme bonheur votre chef Mahomet, ce vil porc, qui va contre toute raison, alors que les hommes doivent en faire usage, car les actes de gloutonnerie et de luxure sont le propre des animaux stupides et privés de raison. [...] La secte mahométane n'ayant nullement le souci d'observer les commandements divins, que chacun doit pourtant respecter, ses sectateurs aveugles vont en enfer, et seuls les chrétiens, éclairés par la foi catholique connaissent la gloire du paradis.]


Après la vision des musul mans qui se dégage de Tirant le Blanc, il convient d'examiner l'image des enfants d'Israël que dessine le roman.




La vision des juifs

La vision des juifs n'est pas absolument négative chez Martorell. Bien sûr, on y trouve un antisémitisme assez général au Moyen Âge; ainsi, le juif est lié à l'argent:

57—E dir-vos he lo que posà un gran filòsof, que dix: “Lo cavaller que no ajuda, e lo capellà que no dóna, e lo jueu qui no presta, e lo pagès qui servitud no fa, no valen res tots aquests.” (c. 320): proverbe de la bouche de l'Albanais qui vient offrir ses services à Tirant. Le juif est lié au prêt d'argent. [Voici ce qu'affirma un grand philosophe: “Le chevalier qui ne prête pas main forte, le prêtre qui ne donne pas, le juif qui ne prête pas et le paysan qui ne sert pas ne valent rien.]


On trouve dans la bouche de Tirant une comparaison dont l'un des termes est une juive:

58—Senyora, dix Tirant, no em bandegeu de vostra majestat, car no volria que us ne prengués així com fan les juïes, que, com volen parir, que tenen les dolors del part, reclamen a la Verge Maria, e, com han parit e són delliures de tot mal, prenen una tovallola ben blanca e van per tots los cantons de la casa, e deïen: “Fora, fora, Maria, de casa de la juïa.” (c. 132): critique des juives. [Madame, supplia Tirant, ne m'écartez pas de votre majesté; je ne voudrais pas que vous vous conduisiez comme font les juives, qui, quand elles sont sur le point d'accoucher et qu'elles sont en travail d'enfant, réclament la Vierge Marie, et qui, quand elles ont accouché et sont libérées de toute douleur, prennent une serviette bien blanche et passent par tous les coins de la maison endisant: «Dehors, Marie, sors de la maison de la juive.» ]


Mais l'israélite n'apparaît pas toujours de façon négative et monolithique. En effet, tout un développement est consacré à la présentation de trois catégories de juifs dont certains sont vus de façon positive:

59—Tots quants jueus som en lo món restats, són tres llinatges, aprés que crucificaren aquell sant home e just qui fon nomenat Jesús, e aquest dins la gran ciutat de Jerusalem fon pres e lligat e posat en creu.
“La un llinatge és d'aquells que tractaren la sua mort. E si els voleu hui en dia conèixer, són aquells qui són bulliciosos, que no es poden reposar, ans contínuament estan en moviment de peus e de mans, e lo llur esperit jamés està segur, que no pot reposar, e tenen molt poca vergonya.
“Lo segon llinatge és d'aquells qui executaren l'acte com l'assotaren, el clavaren, el lligaren, e el coronaren d'espines, e aquells qui jugaren la roba e li daven de grans galtades, e, com l'hagueren alçat ab la creu, li escopien en la cara. E los senyals per conèixer aquests són que jamés vos poden mirar en la cara de ferm, car prestament giren los ulls en terra o miren en altra part, e jamés poden, sinó ab gran treball, alçar los ulls al cel, així com fa aquest jueu qui vol ésser mon sogre. Teniu-hi esment, que jamés pot mirar en la cara de la persona ni menys pot mirar al cel.
“Lo tercer llinatge és lo qui davalla de David. Veritat és que aquests hi foren, emperò, no consentiren en res, e, moguts de pietat, se posaren en lo temple de Salamó e no volgueren veure tan gran maldat com feren a aquell home sant e just. E aquests tals que no hi consentiren, ans feren tot llur poder en deslliurar-lo d'aquelles penes en què era posat, són afables e de molta benignitat, e contracten ab pau e ab amor al proïsme e poden mirar per totes parts. E com jo sia d'aquest llinatge, no em par que jo dega contaminar ne mesclar la noble sang ab aquella de perpetual dolor, e lo llinatge de mos fills fos menyscabat, que perdessen la successió de son dret llinatge. E de tals jueus més tem l'amistat d'ells que la mort, e em daria gran càrrec e vergonya de parlar ab ells.
(c. 310): passage intéressant sur les trois catégories de juifs. [Nous, les juifs actuels, descendons tous de trois lignages, depuis que nous avons crucifié le juste et saint homme appelé Jésus, lequel fut arrêté dans la grande ville de Jérusalem, ligoté et mis en croix. // “Le premier lignage est celui de ceux qui décidèrent sa mort. Si vous voulez les reconnaître aujourd'hui, vous le pourrez grâce à leur agitation perpétuelle, car ils ne peuvent rester en repos; leurs pieds et leurs mains se sont jamais en repos, et leur esprit, jamais tranquille, toujours sur le qui-vive, est perpétuellement actif; ils joignent à cette inquiétude une grande impudence. // “Le deuxiè me lignage vient de ceux qui agirent contre lui, le flagellant, l'attachant, le couronnant d'épines, de ceux qui jouèrent ses vêtements aux dés et lui donnèrent de grandes gifles, et qui, l'ayant mis sur la croix, lui crachèrent au visage. On reconnaît ceux-ci au fait qu'ils ne peuvent vous regarder en face: ils baissent vivement les yeux ou regardent ailleurs, et doivent faire un grand effort lever les yeux au ciel, comme celui qui veut être beau-père. Regardez-le bien: il ne peut jamais regarder quelqu'un au visage, et encore moins regarder le ciel. // “Le troisième lignage est celui qui descend de David; il est vrai que ceux-ci étaient alors à Jérusalem, mais ils n'y donnèrent pas leur consentement, et émus de pitié se retirèrent dans le Temple de Salomon pour ne pas voir une si grande injustice commise contre un homme saint et juste. Non seulement ils ne furent pas d'accord avec ce crime, mais ils firent tout leur possible pour épargner à l'innocent les tourments qu'on lui infligeait. Ceux-là sont affables et bienveillants; ils sont doux et amicaux envers leurs prochains, et ils peuvent regarder de tous côtés. Descendant de ce lignage, il ne me semble pas que je doive souiller mon sang en le mêlant à ce sang à jamais noir, et corrompre le lignage de mes enfants en les coupant de notre noble ascendance. Je crains plus que la mort l'amitié de tels juifs, et j'éprouverais répugnance et honte à leur adresser la parole.]


Par ailleurs, le juif, qui n'a pas de pays correspondant à sa religion, peut être —là où il se trouve— vu comme un bon vassal:

60—Lo marquès de Sant Jordi, veent açò, vogí tota la ciutat; e com fon a la porta de la jueria, cridà a un jueu que havia nom don Jacob. Com lo jueu sentí la veu del Marquès, conegué que era son senyor: corrent davallà e obrí-li la porta. (c. 157): les juifs peuvent être de bons vassaux. [Voyant cela, le marquis de Saint-Georges fit le tour des remparts; quand il fut à la porte du ghetto, il appela maître Jacob. Enentendant la voix du Marquis, le juif reconnut son seigneur: il descenditen courant et lui ouvrit la porte.]


Avec les juifs, nous avons vu que certains groupes peuvent ne pas avoir de territoire propre, où ils seraient indubitablement chez eux. Ceci dit, même ceux qui disposent d'un espace géographique peuvent connaître des vicissitudes, car au gré des conquêtes et des reconquêtes, les frontières peuvent varier, entraînant l'apparition de nouvelles catégories qui, dans un sens large, peuvent être assimilés à de nouveaux étrangers. Je veux parler des renégats, des hérétiques, des proscrits.




Les fluctuations de frontières et leurs conséquences


a: les renégats

Les maîtres de la guerre contraignent les populations des terres conquises à se convertir à leur religion. Les prisonniers et des esclaves aussi subissent de fortes pressions pour abandonner leur foi. Ce sort est généralement réservé aux chrétiens qui tombent aux mains des musulmans. S'ils résistent, c'est à leur risque et péril: le récalcitrant subit des vexations diverses, sévices physiques et privation de nourriture:

61—Perquè no vull renegar a mon Déu e a mon creador, só fart de bastonades e freturós de viandes. (c. 108) [comme je me refuse à renier mon Dieu et mon créateur, je suis assommé de coups de bâtons et affamé.]


Tout le monde ne résiste pas aussi courageusement, et l'on passe assez facilement d'une religion à l'autre, au gré des conquêtes et des reconquêtes:

62—E tornada resposta al Cèsar, ell entrà dins la ciutat acompanyat de tots los reis e grans senyors; e pres la possessió d'aquella, e los homenatges rebé d'aquells qui eren crestians o eren estats, e los qui renegat havien, féu reduir a la santa fe catòlica. (c. 456) [Ayant reçu la réponse, le César entra dans la ville, accompagné de tous les rois et des grands seigneurs; il en prit possession et reçu les hommages des chrétiens ou qui l'avaient été. Il ramena alors à la sainte foi catholique ceux qui avaient renié.]


63—Aprés, Tirant féu reconciliar tots los grecs qui renegat havien, e, fets tots bons crestians, juraren lo Cèsar en persona de l'Emperador. (c. 459): les Grecs passés sous le joug des infidèles s'étaient convertis à l'islam. Après la reconquête de Tirant, ils embrassent à nouveau la foi chrétienne. [Ensuite, Tirant réconcilia tous les Grecs qui avaient renié, et revenus dans le giron de l'Église, ils prêtèrent serment au César qui représentait l'Empereur.]


Mais ce n'est pas toujours forcés et contraints que des chrétiens oublient leur foi pour faire alliance avec des mahométans pour combattre d'autres chrétiens:

64—Nós, Frederic, per la divinal gràcia Emperador de l'Imperi grec de Constantinoble, seguint la llei dels nostres gloriosos antecessors, a fi que la prosperitat imperial sia conservada en son degut estament, ab repòs e benefici de l'Imperi grec e de tota la cosa pública, perquè sia notori e manifest a tot lo món com aquests mals cavallers e infidelíssims crestians hagen pres sou dels infels, e ab mà armada, en companyia d'aquells sien venguts contra la crestiandat, per exalçar la secta mafomètica e per destruir la santa fe catòlica, e han fet tot son poder en dissipar aquella, no tement Déu ne l'honor d'aquest món, ne la perdició de l'ànima, e com ab gran tració e maldat sien venguts en la mia terra per a voler-me desposseir de la mia imperial senyoria, com a mals cavallers e impiadosos, e maleïts per la santa mare Església, són mereixedors de molta pena, e d'ésser desagraduats de l'art de gentilesa e de l'orde de cavalleria —e sien desnaturats de la noble part d'on vénen, com los llurs antecessors sien estats nobles e hòmens virtuosos, de gran renom e fama, com en ells sia morta l'honor d'aquest món per la gran maldat manifesta que han comesa—, e, atenent per les coses dessús dites, e moltes altres, diem, notificam e denunciam a tothom generalment, e no sens gran amaritud, dolor e compassió, emperò, perquè a ells sia càstic e als altres exemple, pronunciam e sentenciam, donant per traïdors a tots los crestians que ací són presents, e que els sia feta tota aquella solemnitat que a semblants traïdors com aquests, contra Déu e lo món, és acostumada. (c. 146): les chevaliers traîtres à la foi chrétienne, qui sont passés dans le camp des infidèles, doivent être dégradés. Le terme de renegat n'est pas utilisé ici, mais c'est bien de cela dont il s'agit (cf. l'exemple qui suit). Il est curieux de voir qu'ici Tirant change de statut: comparé au Sultan, d'étranger il devient 'chevalier de la terre'. [Nous, Frédéric, par la grâce divine Empereur de l'Empire grec de Constantinople. Suivant la loi de nos glorieux ancêtres, afin que la prospérité impériale soit conservée dans l'état qu'elle doit, pour le repos et le bien de l'Empire grec et de toute la chose publique, pour qu'il soit notoire et manifeste à tout le monde que ces mauvais chevaliers et très infidèles chrétiens se sont mis à la solde des infidèles, et l'épée à la main, en compagnie de ceux-ci sont venus contre la chrétienté, dans le but d'exalter la secte mahométane et de détruire la sainte foi catholique, et ont fait tout leur possible pour la dissiper, sans craindre Dieu ni de perdre l'honneur en ce monde, ni l'âme dans l'autre, et comment en traîtres infâmes et malévoles ils ont pénétré sur mes terres avec la volonté de me déposséder de ma seigneurie impériale, comme de mauvais chevaliers, impies et maudits par notre sainte mère l'Église, ils méritent un grand châtiment, d'être dégradés dans l'art de la noblesse et dans l'ordre de la chevalerie et d'être séparés du noble tronc dont ils sont issus, car leurs ancêtres furent nobles et hommes vertueux de grand renom et réputation, tandis que chez eux est mort l'honneur de ce monde à cause du grand et manifeste mé fait dont ils se sont rendus coupables; et par ces motifs et autres considérants, disons, notifions et dénonçons à tout le monde en général, non sans grandes amertume, douleur et compassion, mais pour que cela leur soit châtiment et aux autres exemple, prononçons sentence et déclarant traîtres tous les Chrétiens ici présents, les condamnons à subir avec rigueur toutes les peines réservées habituellement à de semblables traîtres.]


65—Doncs, venint contra Déu, és renegar-lo, car tots los qui rompen la fe, trenquen sagrament, e són fets enemics de Déu. (c. 205): contrevenir aux commandements divins c'est devenir son ennemi. [Agir contre Dieu c'est donc le renier, car tous ceux qui rompent la foi brisent leur serment, et deviennent ennemis de Dieu.]


Parfois ce sont des musulmans qui viennent prêter main forte aux chrétiens en lutte contre leurs frères:

66—Aquest Capità, cobdiciós de la nostra sang morisca, ab la sua cruel mà ha morts de la gent nostra passats huitanta mília moros, ajudant-li los renegats de la nostra generació, e fa tots dies batalles molt sangonoses. (c. 348): il y a donc des renégats de tous bords. Ici c'est le roide Damas qui se plaint des victoires de Tirant, aidé par des renégats. [Ce Capitaine, assoiffé de notre sang maure, a tué de sa main cruelle plus de quatre-vingt mille de nos soldats maures, avec l'aide des renégats de notre race, et il nous livre tous les jours de sanglantes et féroces batailles.]


Il convient de remarquer que le terme de renégat est assez souvent une insulte proférée contre des musulmans, comme si appartenir à l'islam était une trahison envers la 'vraie' religion, celle du Christ:

67—moro renegat (cc. 115, 179): c'est un qualificatif volontiers accolé à 'moro'.


C'est ce que tendrait à prouver l'emploi concomitant de traître et de renégat:

68—traïdor (e) renegat. (cc. 262, 386): ce sont des adjectifs qui peuvent aller ensemble.


Lorsque le Sultan fait demander la main de Carmésine par son ambassadeur, la colère de Tirant est telle, que le terme de renégat est renforcé par chien et fils de chien, insultes infamantes et coutumières entre chrétiens et musulmans.

69—Puix a la majestat vostra li plau saber de què parlam, nosaltres parlàvem d'aquests ambaixadors com han tenguda tan folla presumpció en demanar que la senyora Princesa sia muller d'un perro, fill de ca. Qui ha renegat son Déu e Senyor, ¿no renegarà a sa muller si la té? Cert, senyora, sí farà. E com la tingués en la sua terra e li donàs mala vida, ¿ qui seria aquell qui la defenés ni li pogués ajudar? ¿A qui recorreria ni demanaria socors? (c. 179) [Puisque votre majesté dé sire savoir de quoi nous parlions, je vais satisfaire sa curiosité: nous disions que ces ambassadeurs ont fait preuve d'une folle présomption en demandant la main de madame la Princesse pour un chien, fils de chien. Celui qui a renié son Dieu et Seigneur, ne reniera-t-il pas sa femme, s'il en a une? Certes oui, madame, il le fera. Et quand elle se trouverait sur ses terres, où il lui ferait la vie impossible, qui pourrait la défendre et venir à son secours? De qui pourrait-elle solliciter l'aide et qui pourrait-elle appeler à la rescousse?]


Cette 'gentillesse' réversible —perro de moro (c. 179), perro de crestià (c. 337)— peut se moduler sur divers modes: outre le perro, fill de ca de l'exemple 69, nous relevons Perro, fill de perro (c. 166), perro, fill de gos, engendrat en mala secta (c. 333), ca rabiós (c. 387).




b: les hérétiques

L'hérétique est une variation du renégat; il n'embrasse pas une foi antagoniste mais s'écarte du dogme officiel, de l'orthodoxie. C'est une autre façon de devenir étranger à sa communauté originelle, et donc de provoquer les foudres de ceux qui n'adhèrent pas aux idées nouvelles. L'hérétique est rejeté absolument, contrairement à l'étranger qui peut être perçu positivement. L'adoption d'une hérésie peut conduire jusqu'à l'excommunication et l'exclusion du groupe (proscription):

70—Senyor, lo nostre mestre e senyor Déu, Jesús, manà en los seus sagrats Evangelis que nosaltres cregam bé e fermament tot ço e quant és contengut en aquells ab verdadera e pura fe, sens dubitació alguna. E que en aquesta santa fe e llei crestiana vullam viure e morir. E tots los qui lo contrari faran, sien tenguts per heretges, e foragitats dels béns que es fan en la santa mare Església. Per què es deuen guardar les dones e donzelles, qui la fe prometen, que no la rompen, car si ho fan són excomunicades, e així, morint, no poden ésser admeses en eclesiàstica sepultura ni en lloc sagrat soterrades. (c. 211) [Messire: Jésus, notre maître et seigneur Dieu, nous ordonne dans les saints Évangiles de croire fermement à tout ce qui y est dit, avec une foi vraie et pure, et sans douter le moins du monde. Il nous demande de faire notre possible pour vivreet mourir dans cette sainte foi et dans la loi chrétienne. Et tous ceux qui feront le contraire seront tenus pour hérétiques et privés des bienfaits de notre sainte mère l'Église. Voilà pourquoi les femmes et les jeunes filles qui engagent leur foi doivent se garder de la rompre, car si elles brisent leur serment elles sont excommuniées, de sorte qu'à leur mort elles ne peuvent recevoir de sépulture chrétienne ni peuvent être enterrées en terre consacrée.]


Il vaut mieux donc éviter d'être assimilé à un hérétique, pour éviter tout phénomène de rejet violent:

71—Mas la causa del meu sospir no és estat per pus sinó que em dolc de tu, que et tendran per heretge. (c. 262) [Mais si je soupire, ce n'est que parce je souffre pour toi, car on te considérera comme hérétique.]


L'hérésie peut déborder du cadre strict du dogme religieux, et s'appliquer au domaine des moeurs, comme si la non-observance des règles morales chrétiennes était assimilée à une déviance dogmatique, à une hétérodoxie:

72—“Com, senyora!, dix Hipòlit. ¿Quines coses he fetes jo que per heretge m'hagen a tenir?
“Certament, dix l'Emperadriu, sí poden fer, per ço com t'est enamorat de ta mare e has mostrada la tua valentia.
(c. 262): c'est la suite del exemple 71: l'hérésie peut aller fort loin! Cela n'empêchera guère l'Impératrice et Hippolyte de continuer à folâtrer ensemble. [“Comment, madame!, s'exclama Hippolyte. Qu'ai-je fait pour être considéré hérétique? // “Certes, on peut le faire, car tu t'es épris de ta mère et tu as montré ta vaillance (= ton ardeur).]





c: les proscrits (foragitats)

La déviance conduit au rejet, à l'exil, à la proscription. Si nous avons à faire à des envahisseurs, chrétiens ou maures, —en l'occurrence alliés—, il s'agit de les bouter hors des frontières:

73—E, si per la tua excel·lent virtut podien ésser foragitats aquests genovesos, italians e llombards, ensems ab los moros, del nostre Imperi e regne de Macedònia, la mia ànima restaria aconsolada. (c. 125): paroles de Carmésine à Tirant. [Et si par ton courage admirable pouvaient être boutés hors ces Génois, ces Italiens et ces Lombards, en même temps que les Maures, de notre Empire et royaume de Macédoine, mon âme en resterait consolée.]


Avec l'exemple 70, nous avons déjà vu que l'hérésie entraînait l'exil. Sont en particulier considérés comme hérétiques les mauvais chrétiens qui s'allient aux musulmans pour combattre d'autres chrétiens. L'exemple 73 signale dans ce groupe les Génois, les Italiens21 et les Lombards.






Les mauvais chrétiens

De tous les Italiques, ce sont les Génois qui remportent haut la main la palme de la traîtrise; ils apparaissent tout au long du roman comme des chrétiens fourbes, des félons:

74—Est-te concordat ab la mala intenció dels teus pròximos parents e fictes crestians, los genovesos, qui pietat ne amor no han a negú —com no sien moros ni crestians—, com tu sies nat dins aquella mala ribera e costa de Gènova. (c. 107a): le Sultan est condamné à mort par ses vassaux, qui lui reprochent, entre autres choses, de s'être allié aux Génois renégats. [Tu t'es rangé à la mauvaise idée de tes proches parents et pseudo-chrétiens, les Génois —qui n'éprouvent ni pitié ni amour pour personne, parce qu'ils ne sont ni Maures ni Chrétiens—, car tu es né sur les rivages maudits de Gènes.]


Les qualificatifs qu'on leur applique ne sont guère bienveillants: malvats genovesos (c. 99), cruels genovesos (c. 101). Ce sont généralement les autres chrétiens qui ont une mauvaise opinion d'eux:

75—Per què, us prec, Capità virtuós, que us vullau dispondre en anar contra los enemics nostres, los genovesos, generació mala, que muiren a cruel mort. (c. 122): ainsi parle l'Empereur. [C'est pourquoi je vous prie, vertueux Capitaine, de bien vouloir régler les préparatifs pour aller combattre nos ennemis les Génois, mauvaise engeance, afin qu'ils meurent de mort cruelle.]


Mais dans l'exemple 74 on a pu constater que même leurs alliés ont mauvaise opinion d'eux et les rejettent à l'occasion.

Ceci dit, il arrive que certains Génois échappent de façon individuelle à ce jugement sévère et peuvent s'attirer des jugements favorables:

76—Respòs un genovès, lo qual era estat galiot de la galera de Tirant com se perdé, qui havia nom Almedíxer, home molt discret e sabut en totes coses (c. 339): individuellement, il peut y avoir de bons Génois. [Un Génois répondit, qui avait été rameur dans la galère deTirant quand celui-ci s'était perdu, dont le nom était Almedixer; c'était un homme intelligent, qui savait beaucoup de choses]


Nous pouvons remarquer une fois de plus que le narrateur ne tombe jamais dans un manichéisme simpliste.




En guise de brève conclusion

L'idée qui se dégage à la fin de ce travail est que la ligne de fracture indigène/étranger traverse dans Tirant le Blanc deux espaces:

  1. l'espace chrétien: grec vs non grec
  2. l'espace des gens du livre: chrétien vs musulman

Dans le premier cas, il s'agit essentiellement de la haine que nourrit le méchant duc de Macédoine à l'égard de Tirant, haine qui trouve son origine dans la jalousie morbide que ressent le Duc à l'encontre du chevalier breton qui vient lui ravir la primauté auprès de l'Empereur et la main de Carmésine. Tout ceci renvoie de façon plus générale aux peurs ancestrales de ce qui est différent, avec l'habituelle ambiguïté de l'attrait-répulsion.

Dans le second cas, selon les mêmes schémas profonds, nous avons vu qu'islam et christianisme se combattent tout au long du roman, que le souci des uns et des autres est de gagner des territoires pour convertir leurs populations à la vraie foi, différente selon le camp. Les jugements des uns et des autres sont assez radicaux et, semble-t-il, assez inconciliables. Il est donc curieux et intéressant de relever que parfois les ennemis irréductibles peuvent porter un regard respectueux sur l'autre, sur l'étranger, et que même on est parfois capable de voir que les trois religions monothéistes peuvent coïncider:

77—E la mia pensa està alienada sens repòs. Emperò, ab los ulls oberts estic tancats, desitjant que passàs la mia penosa vida dormint, així com se diu del gloriós sant Joan Baptista, que en lo dia que la sua gran festa cau, se fa tots anys grandíssima festivitat per los crestians, moros e jueus. (c. 276): on voit ici que les chrétiens de l'époque savaient qu'il y avait des points de rencontre entre les trois religions du livre. [Mon esprit est troublé et inquiet. Mes yeux ouverts sont cependant fermés, car je désire passer ma triste vie à dormir, comme, dit-on, le glorieux saint Jean-Baptiste, en l'honneur duquel on célèbre tous les ans, le jour de sa fête, de grandes réjouissances chez les chrétiens, les maures et les juifs.]


De plus, la force morale des uns peut être reconnue des autres. Il faut bien reconnaître que dans l'exemple qui suit cela est en faveur du christianisme:

78—«Cavaller, jo no m'espante pas de les tues menaces, perquè ací tu no em pots fer sobres, com sia de gents molt poderós. Mas, per quant só informat de les virtuts d'aqueix vostre Sant Pare de la cristiandat, per la reverència e santedat sua, ho faré, e no per temor de les tues paraules.» (c. 34): la force morale des chrétiens s'impose même aux non-croyants. Quint le Supérieur arrive obtenir du Grand turc qu'il arrête le démantèlement de Sainte-Sophie. [«Chevalier, je ne m'effraie pas de tes menaces; ici tu ne peux me nuire, vu que je dispose de la supériorité numérique; cependant, comme je suis informé des vertus de votre Saint-Père, chef de la chrétienté, j'obéirai par égard pour sa sainteté et pour le respect qu'on lui doit, non par crainte de tes paroles.»]


En fin de compte, il faut bien souligner que la vision de l'étranger qui se dégage de Tirant le Blanc n'est rien moins que manichéenne, et que le narrateur omniscient ne se montre pas fondamentalement sectaire22.







 
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